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Et la terre se transmet comme la langue و الارض تورث كاللغة

Elias Sanbar ( Conception ) , Franck Tortiller ( Conception ) , Mahmoud Darwich ( Texte )


: Entretien avec Franck Tortiller et Elias Sanbar

Propos recueillis par Francis Cossu

Elias Sanbar, vous connaissez bien le poète palestinien Mahmoud Darwich. Il a été votre ami. Comment en êtes-vous venu à le traduire ?


Elias Sanbar : Je n’étais pas traducteur. Mahmoud demeure d’ailleurs la seule personne dont j’ai traduit l’œuvre. Nous étions surtout très amis et il me propose un jour de traduire un poème, me confiant alors ne pas vraiment reconnaître ses poèmes quand des lecteurs français lui en parlent. J’ai commencé par un poème, puis un autre, puis un recueil, et enfin une grande partie de son œuvre poétique – la prose étant traduite par Farouk Mardam-Bey. Mahmoud Darwich est souvent qualifié de grand « poète palestinien » alors qu’il est en fait un grand « poète de Palestine ». La poésie n’a pas de pays. Ou, plutôt, le seul pays du poème, c’est sa langue. Mahmoud Darwich est un « poète arabe de Palestine ». Son terreau est palestinien, sa poésie est arabe et universelle.


Si nous connaissons Mahmoud Darwich en français, pourriez-vous nous décrire son souffle en arabe ? De quelle veine est le texte que vous lirez au Festival d’Avignon ?


E. S. : Les Arabes ont été de tous temps obsédés par leurs mots et leur langue le leur a bien rendu. Dominer cette langue relève de l’impossible. Non parce qu’elle serait complexe d’un point de vue lexical ou grammatical, mais parce qu’elle est un véritable océan. Mahmoud Darwich est ainsi un poète pétri de l’héritage classique qui, par sa connaissance et son amour de cette langue, est arrivé à élaborer des poèmes d’une incroyable modernité. Ce rapport à la langue a été la recherche obstinée de sa vie. Chaque recueil a été l’occasion de l’explorer, de l’habiter. Chaque fois différemment, chaque fois pour développer de nouvelles formes. D’ailleurs, toute nouvelle publication le plongeait dans de réels états d’inquiétude. Il se demandait sans cesse si ses lecteurs allaient le suivre. À la différence de beaucoup de poètes, Mahmoud Darwich déclamait admirablement ses textes souvent devant des milliers d’admirateurs. Et je pense que son immense popularité venait en partie du charme opéré par sa belle voix, de la musique de sa poésie. Son poème doit toujours être « entendu ». N’est-ce pas dans la nature profonde de tout poème ? L’œuvre connaîtra une évolution capitale à partir de son établissement en 1983 à Paris. Elle n’est pas moins engagée, moins lyrique-épique ainsi que la définissait son grand ami Ritsos, mais elle se nourrit encore plus de composantes philosophiques et universalistes. Le poème s’ouvre encore plus au monde. C’est le cas de celui que nous présentons au Festival d’Avignon. Il n’est pas seulement une odyssée palestinienne, il est une odyssée tout court. Je dois ajouter ici que Mahmoud Darwich s’est toujours défini comme « poète troyen ». Il l’expliquait ainsi : Homère a écrit ses épopées du point de vue des vainqueurs et je serai, moi, le poète de la perte avec pour mission de ramener à la lumière l’épopée perdue de Troie. À la base de cette revendication toute la différence qu’il faisait entre défaite et perte. La défaite est stérile, quand la deuxième force au dépassement de soi.


Mahmoud Darwich avait un rapport à la voix bien particulier, donnant des récitals, sa poésie étant même fréquemment chantée, comment est née l’idée de cette collaboration avec le vibraphoniste et jazzman Franck Tortiller ?


E. S. : Je ne voulais pas enfermer le poème dans une musique orientaliste car souvent cela relève du sous-titrage. Le poème est un territoire d’évasion, de dépassement des genres, pas de huis clos. De mon point de vue, pour approcher la poésie de Mahmoud Darwich, un compositeur devrait se poser la question de savoir d’où il peut s’échapper, comment le poème lui permet de se dépasser en parcourant d’autres territoires, toujours nouveaux. Je connaissais bien le travail de Franck Tortiller. J’ai assisté à plusieurs de ses concerts quand il dirigeait l’Orchestre national de jazz. C’est un artiste exceptionnel. Pendant deux ans, nous avons essayé d’installer le texte dans une partition. Le formidable travail de Franck Tortiller a permis de créer cette unité : une fusion capable d’accéder au texte dans le plaisir et d’encore mieux le recevoir.


Franck Tortiller, qu’avez-vous ressenti à la lecture de Et la terre se transmet comme la langue ?


Franck Tortiller : Pour moi, Mahmoud Darwich est avant tout un poète de la musique et la traduction d’Elias Sanbar souligne réellement cet élan musical. Ce texte a un rythme propre parce qu’il rassemble toutes sortes de formes poétiques. Le défi a été de trouver un sens musical, de donner un statut à la voix ; de savoir sur quels passages composer de la musique ou, au contraire, préférer ne pas en écrire ; de comprendre quand et où improviser... Pour y arriver, j’ai tiré le fil rouge d’une phrase qui ponctue le poème du début à la fin, comme une ritournelle : « Ils sont rentrés ». Le texte est tellement dense et ramifié que cette ritournelle agit à l’intérieur du poème comme un guide qui nous ramènerait toujours à la route principale, au tronc. Après, c’est le travail du musicien d’arriver à trouver une organisation, la plus naturelle possible, pour que la musique soit au service de la littérature, sans l’illustrer.


Quels statuts avez-vous donnés à la parole ? Comment décider de ce qui doit être dit ou parlé ? Comment éviter les pièges de l’orientalisme ?


F. T. : C’est une question de changement de sons. C’est-à-dire d’univers sonores. Si les choses sont chantées, il y a un développement musical, il y a la mélodie, les réponses, des improvisations... C’est le travail que nous avons développé avec Dominique Devals, qui est à la fois chanteuse et comédienne. Quand le texte est parlé sur la musique, celle-ci sonne différemment, l’univers change, devient plus onirique. Quand il n’y a pas de musique, ce qui est un autre son, cela met littéralement le texte en avant. En ce qui concerne l’orientalisme, cela n’a jamais été un sujet. Je suis jazzman, né en Bourgogne, fils de viticulteur... La musique que je fais est celle qui me ressemble. C’est moi qui suis là en quelque sorte ! Par ailleurs, ce texte n’est pas attaché à un pays, il est universel. J’ai vraiment essayé de comprendre la façon dont il sonne ! L’exil est quelque chose qui nous rejoint tous par-delà les temps. Aller dans ce texte, entrer dans cet univers, avec toute la prudence qu’il sied, a fait évoluer ma vision de musicien. Ce souffle épique si particulier a changé à jamais mon rapport à la voix, au texte. Cela a été un grand honneur de me mettre dans les pas de ce poète.


  • Propos recueillis par Francis Cossu
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