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En attendant Godot

+ d'infos sur le texte de Samuel Beckett

: Note d’intention

« Faire honneur à notre condition »


La grande affaire du théâtre, ce n’est pas un je, pas même un vous, c’est le nous. Qu’on y joue la bataille de Shrewsbury ou la mort du Duc, qu’on y conte les malheurs de Troie ou une réunion de famille, il y est question de l’histoire des hommes. Les hommes étant ce qu’ils sont, il est souvent question de catastrophe. Et c’est là ce qui est bien : dès qu’on commence à raconter l’histoire des hommes, je, vous et nous avons peur de la catastrophe. Et plaisir à l’attendre.


Dans Godot, il est question, aussi, de l’histoire des hommes. Mais elle est très loin. Là où nous sommes, il n’y a plus qu’une trace d’histoire, bien douloureuse, et on y regarde le moins possible, c’est déjà assez difficile comme ça d’être là. A attendre Godot. Il n’y sera pas question de bataille, nous n’y verrons pas de grande décision. Dans l’attente en revanche, nous verrons des dilemmes, des combats, des choix, des exclusions, des retournements, tout l’arsenal de l’action et du théâtre. Mais en presque immobile. Et derrière eux, c’est la fresque des guillotines, des religions, des lendemains qui chantent, des guerres ; tout cela passe mais alors très vite derrière. Parce qu’aucun des personnages en scène n’a l’étoffe d’un héros. Ne disons pas de mal de notre époque, n’en disons pas de bien non plus, n’en disons rien.


C’est l’histoire de deux types qui s’ennuient. Alors ils inventent des jeux, ils font la conversation, ils deviennent presque des personnages. Comme deux fanfarons de bistrot ergotent sur de soi-disant conquêtes féminines pour faire semblant d’oublier que leurs lèvres n’ont jamais rencontré que des verres de pastis. Pourquoi jouent-ils, ces deux là ? Pour se désennuyer, pour faire passer le temps, pour faire reluire un peu le quotidien, pour toute autre raison qu’on voudra, puisque quand on tire ce fil on arrive droit sur l’homme, ce papillon qui s’agite un moment autour d’une lampe en attendant la mort. Nous ne saurons jamais vraiment si Godot existe, mais ce n’est pas grave, puisque la seule chose importante c’est de s’inventer une fin : elle s’appelle Godot ou autrement, de toute façon on ne la rencontrera pas vraiment, puisque la mort, nous ne faisons que la croiser.


« Faire l’intéressant »


Cette histoire des deux types a tout pour être la fable la plus utile à l’homme et la plus passionnante. Elle a aussi tout pour devenir un pensum où l’ennui des personnages se contamine au public. Ce sera le cas toutes les fois que ces deux-là oublieront que s’ils ouvrent la bouche c’est justement le début d’un résultat, même si ce résultat, en somme, n’est qu’une « diversion ».


Vladimir Je t’assure, ce sera une diversion.
Estragon Un délassement.
VladimirUne distraction.
Estragon Un délassement.


En somme, il y a une certaine joie dans la parole. Ce n’est pas la pièce de la mort du sens, c’est la pièce de la joie d’être en compagnie !


Toutefois, pour que l’inconsistance du propos ne prenne pas le dessus sur l’énergie qu’il y a à bavarder de tout et de rien, « à propos de bottes » comme dit Estragon, pour que cette joie convulsive tienne le haut du pavé, il faut que les comédiens n’essaient jamais de fabriquer le rire, l’intérêt, ni le reste. Que pas un seul instant ils n’essaient de camoufler la situation réelle de leur parole. Qu’à tout moment, ils reprisent la situation maladroitement et en étant ravis d’avoir tant de mots à tricoter. Amuse-toi, le ciel t’amusera ? Ne pas faire l’intéressant. Ne pas faire non plus l’inintéressant. L’enjeu primordial des répétitions était donc d’amener deux comédiens à se parler de si près que chaque moment du texte suscite en eux un surcroît de joie.


L’attente reprise, répétée séance après séance, a fini par modeler le corps d’Estragon et Vladimir. La pratique corporelle répétée et ritualisée par le travail d’échauffement collectif a constitué pour nous le plus sûr moyen d’entrer dans la fiction et d’endosser le vêtement inconfortable que doit rester le personnage. Presque tous les jours, nous nous sommes rendus dans le même théâtre. Pour quoi faire ? Pour qu’un jour un public sente que ces phrases « Te revoilà encore » ont elles-mêmes été prononcées par les personnages tant de fois. Pour connaître aussi bien la main de l’autre que sa main, pour aller au-delà de l’exaspération de l’autre, sa petitesse toujours répétée, sa médiocrité agaçante. Pourtant nous voilà, tous ensemble. Incapables de nous quitter, comme les hommes à chapeau d’En attendant Godot.


« Tu ferais mieux de m’écouter »


Nous avons découvert, en somme, que pour jouer Godot, il faut jouer l’autre. C’est-à-dire ne faire qu’écouter et répondre, ne pas se préoccuper de toute cette vieille splendeur psychologique. Tout manquement à l’écoute se paie très cher dans Godot. Une part importante se jouait dans un pur rapport de confiance, de présence des comédiens. Encore fallait-il ne pas nous appliquer à cela, mais travailler le texte, en surveillant du coin de l’oeil la croissance de tout le reste. Nous avons considéré dès le début que le but à atteindre nécessitait une parfaite régularité dans le processus, faisant nôtre le précepte d’Ingmar Bergman :


Je ne participe pas au drame, je le traduis, je le matérialise. (…) La répétition, c’est selon moi une opération chirurgicale dans un lieu aménagé à cet effet où règnent discipline, propreté, lumière et calme. Une répétition, c’est du travail bien fait, pas une thérapie privée pour metteur en scène et comédiens. (…) J’observe, j’enregistre, je constate, je contrôle. Je suis le vicaire, l’oeil en second, l’oreille en second du comédien. (Laterna magica, 1987, pp. 51-52)


Exercices de début de séance dans un silence apaisé, puis travail de séquences généralement très longues (un acte entier), entrecoupées de discussions à mi-voix, puis fin de répétition, rangement intégral des accessoires et nettoyage du plateau. Cette recherche d’une pratique ordonnée est précisément le cadre dans lequel peut prendre place une pièce comme En attendant Godot. Savoir bien commencer, bien finir, pousser un geste jusqu’à son terme extrême, voilà ce qui seul procure la précision nécessaire au comique. Car la pièce est, tout entière, d’un comique avéré, on n’insistera jamais assez là-dessus. On sait les gags, les ficelles et les jeux de mots qui l’émaillent. Mais il est inutile de prétendre les faire étinceler au milieu de toute une supposée noirceur, comme l’enrobage coruscant d’une pilule amère.


En réalité, le comique est indissociable de ces casseroles métaphysiques que sont le désespoir, l’absence du sens, l’absurde. C’est parce que tout n’est qu’ennui et attente de la mort qu’un jeu de mots, même mauvais, vaut mieux que le silence et fait rire de bon coeur, malgré qu’on en ait.


Vladimir Malgré qu’on en ait.
Estragon Comment ?
Vladimir Malgré qu’on en ait.


La médiocrité de l’homme, ses grandes espérances, ses petites glorioles, ses résolutions, la farce insignifiante que chacun depuis sa naissance répète, voilà le grand véhicule de sa joie ! Un hygiéniste pense qu’il n’est jamais autant lui-même qu’en se lavant les mains, un homme pense qu’il lui faut accomplir quelque chose pour se donner l’impression d’exister. Un acteur pense qu’il doit distraire le public pour que celui-ci ne s’ennuie pas. Tous trois ont tort.


Silence. Estragon Alors, on y va ? Vladimir Allons-y.

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