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Elle est là

mise en scène Didier Bezace

: Entretiens avec Nathalie Sarraute

de Simone Benmussa, Editions La Renaissance du Livre, collection Signatures, 1999

Les paroles vives / par Simone Benmussa


Le théâtre de Nathalie Sarraute porte sur l’invivable, sur ce qu’en général on évite de remarquer ou que l’on tait. Il fait entendre sur scène ce que d’ordinaire on ne veut pas entendre. Théâtre de l’aveu, de l’impudeur, à force de tourner autour, de pointer du doigt tout ce qui, habituellement, est tu. C’est le scandale. (…)
Le secret, chez Nathalie Sarraute, ce n’est pas ce que l’on cache mais ce qui est enfoui et qu’elle va extirper, tenter de mettre au jour et, avec acharnement, continuer à détecter pour révéler ce qui se dissimule encore, jusqu’à l’intolérable, l’invivable, jusqu’au scandale. En ce sens, le théâtre de Nathalie Sarraute est scandaleux. Il se permet de dire tout ce qu’il ne faut pas dire, ce qui, d’ordinaire, n’est pas un « sujet » de théâtre, ce qui non plus, d’ordinaire, n’est pas sujet de roman : ces petits riens gênants, rien encore de formulé, une simple idée, un léger mensonge, un silence, sur lesquels personne ne s’arrête, que chacun évite de regarder et qu’elle dénonce comme n’étant pas si anodins que cela mais, au contraire, chargés de toutes les menaces à venir : germes de violences, de guerres, de racismes. (…)


Les mots peuvent aussi être des carcans, des catégories dans lesquelles on vous enferme.(…)


Rien de psychologique ou de moral n’est en jeu ici. Le plus souvent, ce que montre Nathalie Sarraute, ce sont les rapports entre les personnages, les liens secrets qui les enchaînent ou les déchaînent. Ce sont les rapports même qui les constituent. C’est de là qu’ils tirent leur présence, leur poids, que se créent des situations. Pas d’intrigue, mais ce jeu de rapports et de réactions. Ce qui compte, c’est comment un mot est lancé par quelqu’un et ce qu’il provoque chez un autre ; un silence et ce qu’il va libérer ; un mouvement et ce qu’il révèle. L’important, c’est comment ces petits faits insignifiants pour la plupart, vont se répercuter fortement et transformer une atmosphère. Plus encore que sur l’action elle-même, c’est sur son origine, son mécanisme d’horlogerie, son cheminement que Nathalie Sarraute pose son microscope et examine les ondes, de plus en plus élargies, qui viennent se dessiner à la surface.

L’anodin en question / entretien


Nathalie Sarraute : Je n’ai jamais cherché à étudier quelque chose parce que c’est important, parce que ça existe ou parce que ça fait partie de la vie. J’ai pris des choses que je ressens fortement, qui me sont proches et qui me paraissent intéressantes parce qu’elles aboutissent à ce qui, en apparence, est anodin, relève de la vie courante, quotidienne, qui se passe à chaque instant. Ce qui m’intéressait c’était de montrer que, quand on a l’impression qu’il ne se passe rien, qu’il n’y a rien, eh bien il y a quelque chose qui se développe. Plus cela est à peine visible et paraît anodin à l’extérieur, plus cela m’intéresse.


Simone Benmussa : Autrement dit le thème de l’anodin extérieur est profondément lié à tes tropismes.


Nathalie Sarraute : Absolument, même si les tropismes ne cessent pas d’exister quand le thème n’est pas anodin. Bien sûr, il doit y en avoir. Mais il y a de multiples paliers à traverser avant d’arriver à l’action héroïque et là, ce n’est pas mon problème. Ce qui m’intéresse, c’est quand on a l’impression qu’il ne se passe absolument rien, c’est à ce moment-là qu’en regardant au microscope et au ralenti je vois des choses vivantes qui paraissent énormes.


Le sujet Neutre / par Nathalie Sarraute


Il faut, comme pour une expérience chimique, créer les conditions, grâce à une certaine température, une certaine lumière etc., pour que ça joue exactement entre deux consciences d’où est éliminé tout l’extérieur, deux consciences presque à l’état nu, à l’état d’égalité. (…) L’intérêt est une question de centre de gravité. Au lieu d’être porté sur le personnage, sa situation sociale, son caractère, son passé, ses réactions habituelles, l’intérêt est porté, d’un coup, sur le mot. (…)


Dans Elle est là, par exemple, quand il dit « Même si l’idée est dans la tête d’un enfant ». Eh bien, c’est comme ça pour moi ! Si un enfant de sept ans a cette idée-là dans la tête, cela me met dans le même état que si elle est dans la tête d’un philosophe de soixante-dix ans. Elle habite quelque part, peu importe où, ça m’est égal. Quand je lutte contre cette idée, contre cet enfant de sept ans, j’oublie que c’est un enfant. Cela ne me vient pas à l’esprit de penser « Mais qu’est-ce que c’est ? Rien, c’est un enfant, il ne comprend rien ! ou c’est un adolescent ! » L’idée est là, en lui. Elle peut se trouver chez mon père ou chez n’importe qui. Elle est là, prise en elle-même. (…)
C’est la chose elle-même qui compte et j’oublie totalement qui je suis… Qui suis-je ? c’est pourquoi je réponds : rien, parce qu’à ce moment-là il y a une place vide, il y a quelque chose qui est en train de lutter contre l’idée, il y a une armée de moi pour aller combattre cette idée qui se trouve n’importe où. Le personnage de l’autre intervient très peu. Et quand j’éprouve une gêne à l’égard des gens, une gêne qui m’empêche de m’en approcher, c’est quand ils se posent, même quelquefois malgré eux, par leur réputation ou par ce qu’ils représentent, en personnages. (…)


C’est l’être humain pour moi, le neutre. Il y a un mot pour ça en russe c’est tcheloviek et en allemand Der Mensch, l’être humain, homme ou femme, peu importe l’âge, peu importe le sexe. En français, « être humain » est ridicule. D’ailleurs dans Elle est là, je dis : « C’est un être humain, c’est ridicule mais il faut le dire. »

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