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Edelweiss (France Fascisme)

Sylvain Creuzevault ( Mise en scène )


: Une histoire de grimaces

Entretien avec Sylvain Creuzevault et Julien Vella

Edelweiss (France Fascisme), votre quatrième spectacle à l’Odéon, traverse le fascisme français pendant et autour de la Seconde Guerre mondiale. Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ?


Sylvain Creuzevault : À partir de la fin de l’année 2021, j’ai construit avec le groupe 47 de l’école du Théâtre national de Strasbourg un spectacle qui s’appelle L’Esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, qui explore la résistance allemande. Il sera joué à la MC93, à Bobigny, cet automne. Il raconte l’histoire d’un jeune ouvrier allemand qui traverse la période 1937-1945 dans les milieux clandestins antifascistes et communistes.
Ce travail m’a donné envie d’inverser les points de vue et de regarder la même période, mais en France, du côté nationaliste puis fasciste. D’examiner comment des intellectuels, des écrivains, des militants français de tous bords politiques vont, au fur et à mesure du conflit mondial, choisir la voie fasciste, et voir un avenir européen dans l’Allemagne d’Hitler. Edelweiss (France Fascisme) est donc un projet miroir du précédent.


Pourquoi aller chercher la parole de l’extrême-droite et la montrer sur scène ?


S. C. Quelque chose de notre présent m’y force. Elle est partout. L’hypothèse fasciste est d’actualité. Petite précision : circonscrire uniquement le fascisme à l’extrême-droite, c’est faire de lui un phénomène purement idéologique...
Or, le fascisme n’a pas sa structure dans l’unique idéologie xénophobe de l’extrême-droite, mais dans une manière de production sociale qui déraille, comme l’histoire du capitalisme l’a déjà montré. C’est Bertolt Brecht qui disait : “Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise.” Les fascistes ne viennent pas uniquement de l’extrême-droite, ils peuvent venir de partout, si un milieu les favorise, comme une crise économique, une guerre, une épidémie, etc. Le régime de Vichy concentre toutes les composantes de la droite nationale, mais également des personnes venues de la gauche. Une voie fasciste a été frayée à ce moment-là, dans des circonstances particulières.


Sur quels éléments

fondateurs le fascisme se base-t-il ? À quels courants de pensée puise-t-il ? Quels affects sociaux manipule-t-il ? Comment y adhère-t-on ? Quelle forme prend-il en France, avec son histoire particulière ?
Autant de questions qui ont traversé les répétitions.


Julien Vella : Nous ne prétendons pas occuper une position de surplomb ou d’innocence par rapport au sujet. Il s’agit de regarder l’Histoire depuis un point de vue que, par réflexe, on se refuse à adopter. En France, tous les cinq ans, au second tour des élections présidentielles, on assiste au grand rituel du barrage à l’extrême-droite. C’est évidemment un mythe – celui d’un fléau qui déferlerait périodiquement sur la République sous les traits commodes d’un parti bien identifié –, mais cette union sacrée cache mal le fait que, en vingt ans, les idées fascistes sont devenues dominantes.
C’est donc que, d’un côté, elles sont portées par des instruments de propagande efficaces (livres, médias, réseaux sociaux, cellules militantes, etc.) et que, de l’autre, elles bénéficient de la conjoncture et, plus profondément, d’une certaine organisation des rapports sociaux, de l’économie, du travail, de la culture, etc. Pour Edelweiss France Fascisme, il a fallu sans cesse travailler contre l’impensé antifasciste de gauche, et plus largement républicain, qui réduit le fascisme à une hérésie politique, peut-être pour ne pas avoir à s’y confronter de trop près.


Comment allez-vous manier ce matériau dangereux, explosif ?


S. C. Au calme. L’intelligence est dans l’œil du spectateur.


Pourquoi avoir appelé le spectacle Edelweiss ?


S. C. Edelweiss est le titre d’une marche militaire écrite en 1938 par le compositeur allemand Herms Niel. C’était un fonctionnaire de l’armée qui est devenu compositeur de marches. Ce chant a été traduit en français au moment de la création de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme en juillet 1941, lorsque l’Allemagne attaque l’URSS. En France, les fascistes les plus déterminés (Jacques Doriot, Marcel Déat, Eugène Deloncle...) ont créé cette organisation pour que des Français puissent combattre les Soviétiques au sein de la Wehrmacht. Elle a le soutien du régime de Vichy, même si elle n’en est pas une émanation directe. Des contingents partent fin août 1941 pour le front de l’Est. L’edelweiss est aussi une petite fleur blanche, rare, pure, dont la légende dit que Hitler l’aimait bien. L’image entre en résonance avec un certain côté romantico-kitsch du fascisme.


Le matériau historique est dense, foisonnant. Comment la fiction s’organise-t-elle ?


S. C. Mais c’est exactement la question que je pose moi-même au régime de Vichy à travers la pièce ! Nous examinons cette “fiction” qu’a été la France de Vichy et comment cette “fiction” s’est drapée dans le costume du “pays réel”. Par quel crime es-tu né ? Comment t’es-tu rendu légitime aux yeux des gens ? Quelles négociations avec Hitler as-tu entamées ?
Nous écrivons des séquences mi-historiques mi-imaginaires, mettant en jeu des écrivains, des intellectuels, des politiques, des anonymes aussi, qui ont suivi la voie de la collaboration, puis carrément du fascisme. Certains vous diront quelque chose. D’autres, non. Pierre Drieu la Rochelle s’est suicidé, Pierre Laval et Robert Brasillach ont été condamnés à mort pour intelligence avec l’ennemi, sous l’article 75 du Code pénal. Ils sont loin d’être les seuls. Lucien Rebatet, lui, a été condamné à la peine capitale, a fait des années de prison à partir de 1945, puis a été gracié. On examine certains moments de cette période, mais en s’écartant des biographies.


J. V. On injecte un fragment théâtral dans un chantier historique.


S. C. À la fin, nos figures deviennent des sortes de grimaces. Pour les ranimer, on leur tire un peu les traits, parce qu’elles viennent de loin... Il m’arrive de leur mettre un petit coup de pompe pour qu’elles rentrent dans la dramaturgie...
On les farcit un peu comme les choux de gaz hilarant, et on les fait réagir à des problèmes concrets : difficultés d’acheminement du courrier postal, réquisition par Hitler d’un pourcentage du blé français, participation à l’effort de guerre allemand, service du travail obligatoire, front de l’Est.
Ainsi on voit ce qu’elles donnent. Notre présent les goûte.


Le point de vue des intellectuels est au centre du spectacle. Qu’est-ce qui vous intéresse chez eux ?


J. V. L’une des interrogations portées par le spectacle est : qu’est-ce qui se passe quand les intellectuels se découvrent responsables politiquement ? Quelles horreurs se produisent quand ceux qui écrivent s’associent à ceux qui décident ? Et comment la position des intellectuels bouge-t-elle en fonction de l’évolution de la situation ?
Finalement, ce sont des gens qui font des paris sur les circonstances. Ce qui donne son poids aux mots, c’est la manière dont cette situation se transforme.
En 1942, Lucien Rebatet est l’auteur d’un best-seller dont tout le monde parle, c’est un intellectuel à la mode, l’équivalent d’un Éric Zemmour ou d’un Michel Houellebecq aujourd’hui ; en 1946, il ne lui reste plus qu’à gribouiller un Dialogue de “vaincus” du fond de sa cellule, en attendant d’être gracié par ses ennemis politiques.


Ce sont également tous des amateurs d’art, notamment de musique...


S. C. Côté mise en scène, on retrouvera au plateau le musicien Antonin Rayon, mais effectivement Lucien Rebatet et Robert Brasillach sont des critiques d’art, notamment de cinéma et de musique. Lucien Rebatet est même considéré pour ça. Quelles relations peuvent entretenir certaines de nos figures avec la création artistique de leur temps ?
Et quel rapport, dans leurs productions, entre esthétique et politique ?


J. V. C’est aussi une question de politique des formes. Quelles sont les attentes vis-à-vis des œuvres d’art ? La peinture est le médium de la représentation, alors que la musique est celui du transport. Or, l’émotion est un des thèmes que l’on retrouve souvent chez les fascistes – “Le fascisme est une poésie”, “c’est une émotion qui unit”, etc. La musique ne fabrique pas d’images, mais elle peut susciter une transe, une extase...
Paradoxalement, un nazillon comme Rebatet peut se reconnaître dans une musique avant- gardiste que les nazis eux-mêmes jugeraient “dégénérée”. Et inversement, un philosophe juif allemand antifasciste comme Theodor Adorno a, en un sens, des goûts musicaux beaucoup plus réactionnaires. Les choses ne sont pas pures.


À l’heure où nous menons cet entretien, vous êtes en pleine répétition. Il ne s’agit plus d’une adaptation de roman, comme dans votre cycle Dostoïevski, mais d’un projet plus proche de vos anciens spectacles, tels que Notre terreur. Votre processus de création est-il le même qu’alors ou a-t-il évolué depuis ?


S. C. L’expérience Dostoïevski a eu sur mon âme des conséquences lumineuses, j’ai vu la vie en Christ pendant tout un temps... J’ai voulu pardonner tout à tous, je me suis senti de l’empathie pour l’humanité entière dans ses souffrances... Bref, j’ai déliré. Sur mon corps en revanche, ça a été désastreux, éreintant. J’étais claqué. Je ne vais pas pleurer...
Sur les processus de répétition, Dostoïevski apporte une expérience de l’adaptation pour la scène de romans complexes : vitesse de l’exposition et endurance dans la compréhension, coupes et montages, irrévérence comme valeur d’hommage, frictions formelles... Et puis l’humour, Dostoïevski m’a appris des trucs d’humour dingues. Pour Edelweiss France Fascisme, tout cela a servi.
Nous avons travaillé selon notre manière : études, structures, passages au plateau, écriture, mise en scène... Le tout en même temps, jours de soleil, jours de pluie, patiemment... Un passage du temps sur l’ouvrage.


  • Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian en août 202
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