theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Du Sale ! (Pièce d’actualité n°12 ) »

Du Sale ! (Pièce d’actualité n°12 )

Marion Siéfert ( Mise en scène )


: Entretien avec Marion Siéfert

réalisé par Belinda Mathieu

Pour cette pièce vous êtes allée chercher une rappeuse, Original Laeti et une danseuse de popping, Janice Bieleu. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de ces rencontres ?


La Commune m’avait proposé de faire une pièce d’actualité et en février 2018, je suis allée au concert de Kendrick Lamar. Les émotions que j’ai ressenties pendant le concert étaient si fortes, que j’ai décidé de construire cette nouvelle création autour d’une rappeuse. Je voulais travailler avec une jeune femme qui s’impose dans un milieu d’hommes, une femme qui frappe avec ses mots, une femme capable de jouer de ses multiples facettes et de mettre sa peau sur la scène. Je suis donc partie à sa recherche et j’ai commencé à faire le tour de tous les open mic et battles de la scène rap underground de la région parisienne. J’ai cherché pendant plusieurs mois, de manière assez obsessionnelle. Comme je ne trouvais pas, j’ai finalement organisé un casting. C’est là que j’ai rencontré Laetitia Kerfa aka Original Laeti, une rappeuse de 25 ans, pour qui, faire cette pièce, répondait à une nécessité aussi forte que la mienne. Elle me fait penser à des artistes comme Damso et Angélica Liddell, qui n’ont pas peur de creuser très profond dans leur âme, pour faire face à des sentiments sombres, noirs, puissants et complexes. Elle n’a pas peur d’assumer ses propres contradictions et surtout, j’ai senti qu’elle comprenait d’emblée le travail que je proposais : créer une pièce à partir d’elle et avec elle.
Pendant que je cherchais la rappeuse, j’ai rencontré Janice Bieleu, une poppeuse de 18 ans, lors d’une battle organisée au Point Éphémère. Elle m’a beaucoup touchée et impressionnée par l’intensité qu’elle est capable d’investir dans sa danse. Quand elle danse, son visage ne s’absente pas, il irradie de ce qu’elle traverse, on sent qu’elle va puiser loin en elle. Il y a un mystère autour d’elle. Elle est très attentive au contexte dans lequel elle performe, à l’énergie du public. Elle prend tout cela en compte et sait s’ajuster aux spectateurs. Sa danse se nourrit de fictions, qu’elle utilise comme des contraintes pour organiser son mouvement sur un temps long et venir renouveler son désir.


Vous avez donc créé la pièce autour de ces artistes ?


Oui. Je voulais que ma pièce soit comme un écrin pour leur art. J’ai travaillé à partir d’elles, en étant ouverte à ce que les répétitions allaient provoquer. Je n’ai pas voulu plaquer des idées sur elles, mais j’ai plutôt fait confiance à ce que créaient ces rencontres entre nous et entre nos arts (danse, rap, théâtre). J’ai cherché à faire émerger les personnages et les fictions qui les habitent, ainsi qu’à les faire rencontrer des personnages de théâtre : Laeti va, à un moment de la pièce, fusionner avec Lady Macbeth. J’ai filmé le processus de répétitions et j’ai réajusté sans cesse mon travail, pour composer peu à peu, avec l’aide de Matthieu Bareyre mon collaborateur artistique, un texte et une partition sur mesure pour ces deux interprètes. Je cherchais à creuser en elles et en moi, à comprendre ce que cette pièce venait faire dans nos vies, quelles émotions elle déclenchait. Il faut d’abord apprendre à se connaître pour travailler ensemble : comprendre quelles sont les vies des unes et des autres et comment le fait de créer quelque chose ensemble, nous soude malgré nos existences radicalement différentes. Je crois que cette pièce est hantée par l’angoisse de ne pas y arriver, la peur que le chaos vienne la détruire et en même temps, l’excitation et l’exaltation de prendre un tel risque ensemble.


Pouvez-vous nous décrire le spectacle à ce stade de la création ?


Pièce d’actualité n°12 : DU SALE ! part du rythme de la danse de Janice pour arriver à la parole de Laeti. On commence dans le silence, pour ensuite venir saturer la scène de sons et de textes. Laeti est une machine à mots et a une énergie explosive, tandis que Janice ne parle pas, mais concentre et absorbe énormément les choses. L’une est dans ses mots et l’autre dans son corps. C’est la rencontre de ces deux énergies que j’organise dans la pièce. Le spectacle parle de la nécessité qui anime Laeti à se trouver là, sur scène, au courage que cela nécessite de s’affirmer comme artiste. Il laisse aussi la place à la danse de Janice, aux images qui la traversent, à tout ce qu’elle a absorbé pendant les répétitions. Pour cette pièce, j’ai décidé d’être très proche des émotions qui m’ont habitée pendant la création. Cette sensation que tout est sur le fil, ce mélange de peur et de joie, la question de la rencontre. Je m’aperçois, au fur et à mesure des spectacles, que tout n’est qu’une histoire de relation. Il faut parvenir à tisser et à soigner les liens qui nous unissent aux autres. La pièce parle de ça.


Faire se rencontrer l’univers du rap et celui du théâtre, c’était un clash ?


Oui et non à la fois. C’est vrai, le rap et le théâtre n’appartiennent pas aux mêmes mondes. C’est une tradition, une histoire, une économie et un public différents. Le théâtre public est subventionné par l’Etat ; le rap ne l’est pas. Mais ils ont aussi plein de points communs : ce sont des arts de la scène, de la parole et de la musique, qui reposent sur une adresse forte. Je souhaitais aussi que ces artistes dont le mode d’expression est proche du mien puissent profiter des outils de production du théâtre. Le rap est très capitaliste : quelque uns sont ultra riches, les autres n’ont rien.


Vous dites dans une interview qu’en tant que comédienne, vous vous êtes heurtée à des rôles féminins qui ne vous correspondaient pas. Cette pièce était un moyen de créer une nouvelle place pour les femmes au théâtre ?


Je crée à partir de ce que je suis, je vais chercher des personnes qui m’attirent. Le rap est un milieu très masculin et je voulais travailler avec des femmes qui assument leur virilité comme leur force, leur agressivité et leur violence. J’aime travailler avec des émotions que l’on réprime habituellement, avec toutes ces choses que l’on s’interdit d’être ou de penser être, en tant que femme, en tant qu’homme, en tant qu’être humain. Néanmoins, je voulais surtout, à travers cette pièce, adresser au théâtre des questions sociales. Souvent, ce sont des sujets que l’on évite car la plupart des personnes qui vont au théâtre viennent d’un milieu privilégié et ont tendance à se représenter elles-mêmes et à ne pas suffisamment ouvrir l’espace de la représentation à d’autres sujets, d’autres existences, d’autres interprètes, d’autres goûts et références, d’autres styles aussi. Comme dit Laeti : « Le rap, c’est vraiment l’art des pauvres : on a juste besoin d’un papier, un stylo et d’un McDo avec wifi. » En faisant cette pièce, j’ai voulu me décentrer.


Pour les non initiés, pouvez-vous expliciter le titre de la pièce « Du sale ! »?


C’est une expression issue du milieu rap et hip-hop qui existe environ depuis cinq ans. Elle a été utilisée par plein d’artistes comme Booba qui a appelé son morceau « Salside »,Damso qui dit « J’fais que du sale sur périscope » ou Moha la Squale qui termine toutes ses vidéos en lançant « saaaaaale ma gueule ! ». A la base, c’est une référence au deal, à l’argent sale. C’est un des codes du rap :comparer le rap au biz, le rap game à une activité interlope et illégale. Dans Grand Paris, Alivor a une phase : « Paris est propre, on y fait du sale ». De manière plus générale, « faire du sale », c’est faire des choses que la morale réprouve, envoyer du lourd, mais tout rafler au passage ; c’est « prendre le dessus par le fond », comme dirait Booba. C’est devenu un gimmick qui a plein d’interprétations différentes. C’est surtout un indicateur d’énergie : car il en faut beaucoup pour retourner la table quand on vient d’en bas.


  • Entretien de Marion Siéfer réalisé par Belinda Mathieu, journaliste
imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.