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Du pain plein les poches

+ d'infos sur le texte de Matéi Visniec traduit par Virgil Tanase
mise en scène Nino D'Introna

: Entretien avec le metteur en scène

réalisé par Blandine Dauvilaire, journaliste (juin 2009)

Les poches pleines… mais les mains vides


Pourquoi avez-vous choisi de monter ce spectacle ?


J’ai eu, il y a plusieurs années, un coup de coeur pour le texte de Matéï Visniec. L’écriture de cet auteur roumain, qui a émigré en France pour des raisons politiques, me touche par la façon un peu décalée qu’il a d’aborder les choses. C’est très théâtral. Le temps a passé mais l’envie de le mettre en scène était toujours aussi forte. C’est une pièce qui me plaît pour deux raisons fondamentales : d’abord, j’adore les textes qui réunissent deux personnages. Je trouve qu’il y a là quelque chose de magique, sans doute l’anthropologie du rapport théâtral, et il n’y a pas tant de beaux textes à deux que ça, qui soient par ailleurs intergénérationnels, riches au niveau théâtral et philosophique. Ensuite, j’aime ce théâtre de l’absurde, qui fait penser à Beckett ou Ionesco. C’est à la fois un peu abstrait, tout en donnant une sensation très concrète du rapport à la vie.


Que raconte la pièce ?


Deux hommes, nommés Canne et Chapeau, sont autour d’un puits, dans lequel un chien est en train d’aboyer. Les deux hommes passent leur temps à discuter pour savoir comment sauver ce chien, sans jamais le faire. Ils lui jettent de temps en temps des morceaux de pain pour s’assurer qu’il est encore en vie et se donner bonne conscience. A la tombée de la nuit, ils décident qu’il est trop tard et qu’ils le sauveront le jour suivant. Et soudain, c’est sur eux que tombent des morceaux de pain… C’est une pièce magnifique.


Comment avez-vous abordé la mise en scène de ce texte qui peut dérouter par moment ?


Dès le départ, j’ai eu une lecture très drôle de la pièce, en imaginant ces deux personnages comme deux ‘’clowns’’ dérangeants. L’idée d’une mise en scène avec deux comédiens qui seraient un peu animaux a mûri peu à peu. Je voulais qu’ils soient capables de bien dire le texte, d’avoir une belle relation d’acteurs avec le public évidemment, mais que dans leur capacité de jeu il y ait aussi quelque chose du registre de l’énergie, du corps, du mouvement, ainsi qu’une capacité à se transformer physiquement. Quelque chose qui puisse faire basculer le public dans un registre un peu inquiétant, dérangeant, comme peut l’être l’homme-animal.


Le dispositif scénique, plutôt original, fait écho au texte.


Je voulais faire quelque chose de visuellement fort. Partant du principe que dans l’imaginaire collectif le puits est rond, j’ai souhaité que le public, par sa disposition, ait l’impression de faire partie du dispositif. De plus il y a une dimension rituelle, symbolique, très forte dans le rond.
Au centre de la scène, sur un rond de gazon vert impeccable, il y a un puits blanc. Ce puits pulse de vie et d’énergie grâce aux lumières, à la musique, mais aussi par la présence d’une caméra vidéo, qui accentue l’impression d’allers-retours entre la réalité du chien au fond du puits et la réalité du public dans la salle. Les images filmées à l’intérieur du puits, lorsque les comédiens s’y penchent, sont projetées sur un écran. Cela donne pendant tout le spectacle une sensation inquiétante. Le public se sent lui aussi observé par quelqu’un, qui n’est autre que le comédien filmé.


Ces cercles concentriques font résonner fortement la langue de Visniec.


Le puits me donne effectivement l’idée de l’écho. Et la seule façon, à mon avis, de faire résonner cette langue-là, c’est de lui donner un espace sonore et un espace de situation à la fois simple et inquiétant. Le fait de décaler le regard du spectateur, de le placer lui aussi dans le puits, le met en interaction avec le spectacle.


Dans la pièce comme dans la salle, tout est une question de point de vue.


La métaphore de la pièce est très claire : nous sommes tous dans la même situation, mais à une échelle différente. Raison pour laquelle j’ai voulu donner cette idée-là aussi dans la métaphore visuelle. Du reste, les deux comédiens, s’ils deviennent un peu animaux, mettent le public dans la même situation que les deux hommes au début de la pièce autour du puits. C’est une sorte de miroir qui donne à penser qu’on a beau changer d’échelle, la situation est valable pour tout le monde.


Dès le départ, le spectateur est intrigué.


Il a d’abord envie de savoir comment ça va se passer pour ce pauvre chien. Et c’est là que je me dis qu’un enfant ou un jeune peut être intéressé par la pièce. Parce qu’il va croire qu’il y a vraiment un chien dans le puits, il va être tendu, se demander s’ils vont le sauver ou non. Nous aussi en tant qu’adultes sommes intrigués par cette fable. Va-t-elle se terminer en happy end ou pas ? Mais l’adulte, lui, va comprendre pourquoi l’auteur a établi cette métaphore, et où elle va le conduire. Visniec nous amène à résoudre la métaphore dans les toutes dernières scènes. Même si au bout de 15 minutes, le spectateur commence à trouver les personnages complètement idiots, qu’il enrage de ne pas les voir agir pour sauver ce chien et qu’il se reconnaît dans ces deux hommes. Combien de fois n’ais-je pas fait telle chose ? J’aurais pourtant voulu… Toutes nos lâchetés nous sautent aux yeux. Cette pièce nous sollicite forcément au regard de tout ce qui se passe sur cette terre. Il y a toujours quelque chose qui justifie ne pas bouger.


L’auteur est sans concession avec les personnages qu’il trace.


Il porte un regard indulgent mais également critique sur l’être humain, surtout dans cette pièce. Autant l’un des personnages est un peu timide et l’autre plus agressif, autant on aime les deux, et à certains moments on est les deux. Au point que même aujourd’hui, je ne saurais pas dire qui je hais le plus.


Les deux sont terribles. La pièce est terrible.


Oui c’est terrible. Mais j’aimerais quand même que le public ne sorte pas du spectacle en étant trop grave. Que l’atmosphère puisse être un peu dure à la fin, mais qu’on ait respiré quand même, vécu un moment de plaisir et de rire. Je crois en ce jeu de contrastes. On sent vers la fin que la hache commence à descendre, qu’elle va frapper. C’est un peu déstabilisant pour le public, mais il ne va pas vivre une heure difficile, loin de là. Et puis il ne faut pas se faire d’illusions, l’humanité est et sera toujours comme ça.


L’essence même de l’être humain est livrée sur scène à travers ces deux hommes. Tout y passe : de ce que l’homme peut avoir de plus vil à ce qu’il a aussi de plus noble, comme l’envie de sauver l’autre.


C’est une pièce universelle dans la mesure où l’être humain, où qu’il soit sur cette planète, a les mêmes lâchetés que tous les autres. Et pour transmettre cette idée fondamentale, il faut que les comédiens soient le reflet des habitants de ce monde. Si on superpose ces deux hommes, ils n’en forment qu’un. Ils sont une synthèse de tous les hommes.


Comment avez-vous choisi les comédiens ?


Sur scène, j’avais envie de voir une transformation à la manière de Jeckyll et Hyde, quelque chose d’un peu grinçant. J’avais presque envie d’aller jusqu’à la transformation en chien à la fin de la pièce. Une image inattendue de ces deux hommes qui, vers la fin, commencent à avoir des tics, des mouvements du corps qui évoquent l’animal, peu à peu se transforment et finissent peut-être à quatre pattes, comme s’ils étaient devenus deux bêtes.
J’ai immédiatement pensé à Philippe Nesme, un comédien très dynamique qui a fait l’école de la commedia dell’arte, pour incarner l’un des deux. Puis à Jean-Erns Marie-Louise (le comédien du rôle titre de « Jojo »), qui avec son jeu charnel et rythmé, sa peau noire, pourrait rendre universelle la relation des deux personnages.


Une Nourriture céleste


La langue de Visniec est très musicale. C’est psalmodié, comme une litanie qui revient. C’est aussi un jeu de ping-pong qui nous berce et nous secoue à la fois.


C’est là que réside l’aspect beckettien de la pièce. Les deux personnages font forcément penser à Godot. Ils sont en attente de ce petit chien qui est en train de mourir dans le puits, et ils sont en attente d’autre chose. De quelqu’un, de quelque chose qui donne le courage d’agir. Cette pluie de pain à la fin nous fait douter de l’origine de tout ça. S’agit-il de Dieu ? Des dieux ? D’autres humains ? Cette dimension presque religieuse donne la sensation qu’ils sont en train de se répondre. En réalité, ces deux personnages parlent, mais on ne sait pas à quel point ils s’écoutent. D’ailleurs, ils ne se comprennent pas la plupart du temps.


Plus on progresse dans la pièce, plus la dimension spirituelle est sensible. Il y a une infinité de symboles. La canne nous relie au sol, tandis que le chapeau qui nous tire vers le haut. Chaque personnage est comme un fil tendu entre ciel et terre, entre ce qui est grand et ce qui est médiocre.


L’idée géniale de Visniec qui consiste à faire tomber du pain sur les comédiens à la fin, donne cette tension religieuse. La litanie, le dialogue un peu suspendu, aérien, qui renforce encore ce sentiment, nous ramène également vers l’origine du théâtre. Car le théâtre nous remet en contact avec le divin. J’ai beaucoup ri en lisant la pièce, et en même temps, à la fin, il y a une catharsis hiératique. Ce n’est pas simplement un engrenage comique. Les répliques sont courtes, rapides. Ce va et vient permet d’avoir une vraie orchestration, comme une prière.
On peut aussi voir dans cette pièce la question de la rédemption. Est-ce qu’on donne une chance à l’être humain ? Est-ce qu’il peut se racheter ? Et est-ce qu’il se rachètera mieux demain qu’aujourd’hui ?
La tension vers le haut, la tension vers Dieu est très importante et même agréable à imaginer comme force de création. On oublie souvent de dire que l’on est dans la création. Pour l’homme, Dieu est l’idée même de la Création. Cette pulsion a une double lecture. Cette présence de Dieu, comme dans Godot d’ailleurs, donne une puissance étonnante à la simplicité du dialogue.


Les silences sont aussi d’une grande éloquence.


Dans les rapports entre les deux hommes, les silences, les pauses, les sons, ont une importance capitale. Les personnages sont comme deux souris dans une cage. Il y a un climat pesant parfois. Avec cette pièce je vais explorer davantage encore l’espace du silence entre les mots. Un silence de réflexion, qui pousse à s’interroger : d’où on vient ? Où on va ? Est-ce qu’il existe quelqu’un ? Et si oui, est-ce que ça simplifie les choses pour autant ?


Pour vous accompagner dans cette nouvelle aventure, vous avez fait appel à vos complices habituels.


Comme dans Fenêtres, je souhaite aller jusqu’au bout de mon intuition en signant la scénographie et la mise en scène. John Kaced a un rôle important à jouer car l’univers sonore de la pièce est essentiel et subtil. Il faut créer une musicalité qui soit interactive, avec une dimension micro/macro tenant compte du texte et du dispositif scénique.
Dans un univers si propre, si minimaliste, le travail des lumières d’Andrea Abbatangelo va conforter le climat particulier de cette pièce.
Enfin, pour les costumes, j’ai simplement dit à Robin Chemin que j’imaginais les personnages habillés de gris, à elle de trouver les nuances les plus justes, comme d’habitude.


C’est une pièce très symbolique.


Toutes mes pièces précédentes ou presque sont marquées par la métaphore et le symbole, je ne saurais pas l’expliquer de façon rationnelle, c’est une chose qui m’attire.
Si cette pièce me touche autant, c’est sans doute qu’elle parle aussi de moi, de nous tous.
Qui ne s’est jamais demandé : « qu’est-ce que j’ai fait pour aider ? Est-ce que j’ai eu le geste qu’il fallait au moment où il fallait ? ». Ces deux-là sont des ignorants raffinés, comme nous tous. Nous alimentons notre bonne conscience, nous faisons taire la mauvaise, mais au fond, nous ne savons jamais vraiment comment faire. C’est inextricable. Comme dans la pièce.
C’est pourquoi j’ai la sensation que ce spectacle va solliciter des choses plus inquiétantes chez le spectateur.


Ces deux hommes sont des adultes, pourtant leurs préoccupations ressemblent à celles des enfants. Ils n’ont pas beaucoup progressé, ne se sont pas beaucoup ‘’élevés’’, ils manquent de maturité.


Exactement. C’est aussi ça qui me plaît et me donne l’idée de deux clowns quand je pense à eux. Ils sont restés égocentriques, égotistes comme peuvent l’être les enfants. Ces deux personnages ont un côté sympathique, nous font sourire par moment, mais le sourire se crispe parce qu’on ne peut s’empêcher de se demander : « Et moi, est-ce que je suis mieux que ça ? ».


La fin, comme toute la pièce, est très ouverte. On peut rester juste spectateur ou se sentir très impliqué.


C’est pour ça que l’image du puits est importante, que le travail de la vidéo va beaucoup apporter.
A la fin on se dit qu’on est tous dans le même puits. On est apaisé mais en même temps on se demande : « De qui suis-je le chien ? ».


Finalement, rien n’indique clairement qu’il y a quelqu’un. Les plus cyniques considéreront que c’est juste « l’étage du dessus » qui nous jette du pain.


Pour moi ça ne change rien, c’est l’image métaphorique qui est belle. Chacun imaginera ce qu’il veut, donnera le visage qu’il souhaite à celui ou ceux qui jettent ce pain.

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