: Entretien avec Soukaina Habiballah, Rasha Omran et Henri Jules Julien
Propos recueillis par Marc Blanchet, traduits de l’anglais par Henri jules Julien
Dodo ya Momo do est un dialogue traversé de berceuses marocaines entre une petite fille et sa grand-mère. Vous y parlez de maternité à travers des femmes blessées. Quelles visions de la femme avez-vous souhaité transmettre en jouant entre parole proche du conte et rythmique musicale ?
Soukaina Habiballah : En écrivant ces poèmes, j’ai essayé de créer des « trous de ver » pour que ces femmes puissent remonter dans le temps et tenir les rênes de leurs histoires mais aussi des histoires desquelles elles avaient été dépouillées. Ces femmes sont différentes, certes, mais semblables dans le sens où elles se sont toutes impliquées dans des guerres qu’aucune d’entre elles n’a choisies. Avec le soutien d’Henri jules Julien, nous avons réussi à les réunir dans mon corps et leur laisser ma voix ; je suis devenue en quelque sorte, moi-même, un champ de bataille « agréé ». En présentant ces femmes, j’étais continûment hantée par une autre question : « Quelle vision de la femme désiré-je ne pas transmettre ? ». La réponse était bien claire dans mon esprit : cette femme dont nous traduisions les paroles en dialecte marocain, je ne devais pas croire ce qu’elle disait.
Votre performance dépasse la restitution « dite » du poème. Le spectateur baigne dans un environnement sonore de berceuses marocaines.
Un des piliers de cette performance est la recherche. Le fond sonore de Dodo ya Momo do est cet ensemble de berceuses que j’ai collectées dans presque toutes les différentes régions du Maroc et dans toutes les langues marocaines (darija, amazigh, hassani). Nous avons enregistré ces chants directement des bouches des grands-mères issues de ces régions. Depuis mon enfance, je suis intriguée par la seule berceuse de ma génération à Casablanca, d’où le titre Dodo ya Momo do. En devenant mère, je voulais chanter à mon fils d’autres berceuses marocaines mais je me suis retrouvée avec un répertoire vide et sans grand-mère. L’art est parfois victime de l’âge : ce travail sur les berceuses agit, d’une part, contre l’oubli qui enveloppe la voix des grands-mères, et permet, de l’autre, un deuxième dialogue étendu avec ma voix sur scène.
À travers la vision d’un double féminin, avez-vous le sentiment d’avoir écrit un livre de solitude ?
Rasha Omran : Qui est cette autre personne qui « habitait la maison avant moi » ? Il n’y a jamais eu que moi dans cette maison : la femme qui habitait la maison avant moi est mon ombre, ou bien mon propre passé d’une époque révolue. Mais je peux aussi dire qu’elle est l’ombre de toutes les femmes solitaires, étrangères, qui, subitement à l’âge de cinquante ans, se sont retrouvées complètement seules. La seule chose qu’elles pouvaient faire était alors de constater le changement hormonal qui s’opérait en elles, ses effets sur leur corps et leur psychique. De même, surveiller le quotidien de leur solitude au milieu de tout cela. Y a-t-il eu une autre femme dans cette maison, avant que je vienne y habiter ? Oui, il y en eut une ; toutefois ce n’est pas celle du livre. Je l’ai transformée à mon image, l’ai créée avec le vide de la maison, dotée des qualités de toutes les femmes solitaires. Cela veut dire que je n’ai pas vu une autre personne : je n’ai vu que moi-même. Mais je ne suis pas unique : je suis multiple. Je me vois dans toutes les femmes, c’est ce que je dis dans le livre. C’est également ce qu’a vu le metteur en scène Henri jules Julien quand il termine le spectacle avec les vers : « Je m’observe attentivement, je me vois dans toutes les femmes »... Toutes les femmes que j’ai vues en moi étaient solitaires. Alors oui, mon livre est rempli de femmes solitaires. En cela, c’est par excellence un livre sur la solitude.
Vous avez dû quitter la Syrie, et vivez maintenant en Égypte. Votre livre ne semble pas faire écho à cet exil. Cependant, une ligne vient perturber ce sentiment : « Dans mon séjour pas de carte de la patrie pour rêver au retour ». Cette solitude n’est-elle pas aussi une manière d’exprimer une distance, de donner à ces poèmes une force métaphorique sensible, bien que jamais militante ?
Il est en effet possible de constater qu’avec Celle qui habitait la maison avant moi, je n’ai pas écrit sur l’idée de l’émigration ou de l’exil. D’une manière générale, je ne me suis pas sentie exilée. L’exil signifie vivre dans un endroit que vous ne connaissez pas, dont vous ne connaissez pas la langue. Je vis dans un pays dont je connais parfaitement la langue (la langue c’est l’exil) et le monde entier communique par des moyens virtuels. Ce n’est plus uniquement l’affaire des réfugiés, des exilés et des fugitifs. Cependant si je n’avais pas dû quitter la Syrie et vivre tout à fait seule dans un autre endroit où j’aurais dû créer une vie nouvelle, les détails du quotidien, les amitiés et les relations, comme si je recommençais ma vie, sans cette distance comme vous l’appelez, sans ses effets et cette transition non programmée dans ma vie, aurais-je écrit un livre sur la solitude ? Réellement, je ne peux pas l’affirmer. Les amis restés en Syrie me disent que la solitude qu’ils ressentent est presque mortelle. Si j’étais restée à Damas, aurais-je écrit sur cette solitude mortelle que ressentent tous ceux qui sont restés là-bas ? Ou bien aurais-je écrit sur la guerre et la mort attendue chaque jour ? Je ne suis sûre de rien, sauf que la poésie est un flot émotionnel et un transfert du subconscient qui paraît devant vous sous forme de texte. La poésie est avant tout métaphorique, sinon elle se transforme en journal, en discours politique ou en leçons de morale. Au fond, il est normal que n’importe quel texte que vous lisiez dans mon livre vous renvoie à cette aliénation, sinon je ne serais pas poétesse.
Henri jules Julien, vous êtes l’auteur du projet Shaeirat, qui nous permet de découvrir aujourd’hui quatre grandes voix féminines de la poésie arabe. Quelle vision avez-vous de leur écriture ?
Henri jules Julien : Quoi que nous puissions penser des poèmes qui s’écrivent dans le monde arabe, il y a un danger spécifique dans leur réception, qui a une influence sur l’écriture elle-même des poétesses. L’Occident (mais pas seulement) a du mal à ne pas considérer une femme arabe, plus particulièrement une poétesse, soit comme une archivictime qui s’en est sortie, soit comme une ultratransgressive, provocante. Comme si les déterminations historiques, culturelles, politiques ou économiques étaient un carcan absolument inévitable. Cette image correspond aussi à celle qui circule dans les cercles européanisés du monde arabe. Ces femmes connaissent bien sûr certaines circonstances existentielles ; toutefois la force de leur poésie s’inscrit dans le poème, et non l’idéologie.
- Propos recueillis par Marc Blanchet, traduits de l’anglais par Henri jules Julien
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