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Démons

mise en scène Lorraine De Sagazan

: Note d'intention

« Le théâtre comme spectacle vivant.
Le Larousse fait la définition suivante du spectacle vivant : l’appellation « spectacle vivant » désigne un spectacle se déroulant en direct devant un public.


Quelle est la véritable valeur ajoutée du théâtre par rapport aux métiers de l’audiovisuel par exemple ? Est-ce seulement le fait que tout se passe en direct ? Que produit ce direct ? Pourquoi choisit-on régulièrement de dresser un mur figuré entre les spectateurs et les acteurs ? Qui veut-on protéger ? Et pourquoi ?
Pourquoi va-t-on au théâtre ? Pour vivre quoi ? Est-ce que je peux être spectatrice avec la même intensité si j’ai la sensation que je peux manger, dormir, mourir pendant une représentation sans que cela ne modifie son cours et que je pourrais aussi bien ne pas être là ? Quelques spectacles ont changé le cours de ma vie. J’ai réfléchi différemment après les avoir vu, j’ai compris, j’ai évolué et j’ai été parfois bousculée très fort...


Je crois au théâtre comme cet acte unique et sublime réunissant un groupe de gens qui ne se connaissent pas et vont échanger, d’une manière ou d’une autre, pendant le temps d’une représentation après laquelle il ne seront plus jamais les mêmes. Le public n’existe pas sans les acteurs, et vice et versa.
Avec cette adaptation de Démons de Lars Norén, j’ai voulu me poser la question du spectateur comme acteur de la situation. J’ai voulu abattre ce quatrième mur, ce filtre qui m’embarrasse pour proposer aux spectateurs de vivre et ressentir la situation en l’éprouvant ; vivre le théâtre de l’intérieur.


Démons met en scène un couple qui se débat et semble avoir besoin comme ultime recours à leur ennui et à leur violence de se donner en spectacle à un couple de voisins qu’ils invitent, qu’ils connaissent à peine. D’après moi, il s’agit d’une véritable mise en abîme et j’ai donc décidé qu’il n’y aurait pas seulement deux voisins mais que le public dans son intégralité serait les invités de ce couple ; le public au centre de l’espace de jeu. Je crois aux spectateurs comme créateurs du matériau émotionnel d’un spectacle. On pourrait penser au happening comme forme d’expression subversive, mais je considère qu’il s’agit plus d’une invitation franche à réagir et à ressentir qu’une provocation quelconque.


Le théâtre comme spectacle vivant aussi parce qu’il s’agit de parler de la vie, de ses questions existentielles. Qui suis-je ? Qui je deviens ? Comment je me construis ? Comment j’existe ? Ce qui m’obsède c’est l’observation comportementale des êtres humains et la confrontation de ces figures sur un plateau. J’ai essayé d’approfondir dans mes deux spectacles le thème de la monstruosité ordinaire qui surgit dans le contexte familial ou dans le couple, c’est-à-dire dans ce qui nous construit socialement et pourtant peut conduire à notre propre déflagration.


Cette ambivalence est très génératrice d’action et de théâtre. Après un questionnement dramaturgique conséquent, que j’envisage comme un travail presque anthropologique qui permet de trouver l’acuité des situations et les pistes les plus sérieuses d’interprétation, je demande aux acteurs d’improviser sur les situations que je leur donne. Puis nous réécrivons ensemble le texte à partir du matériau de l’auteur.
L’interprétation de ces figures demande une virtuosité et un engagement total de leur part : beaucoup de ruptures, un jeu organique et brutal pour atteindre et représenter toutes les couches qui font la complexité d’un être. Dans mes directions, aucune crainte de la psychologie, c’est le psychologisme que je fuis. Je travaille de manière instinctive. Je n’ignore pas que j’ai un inconscient et que je peux lui faire confiance ; il offre souvent une dimension supplémentaire, moins scolaire. La proximité du spectateur dans le dispositif scénique et la possibilité qu’il puisse réagir ajoute une difficulté supplémentaire pour l’acteur qui ne peut plus rien dissimuler. Mais c’est ce que j’ai eu envie de provoquer : assumer la fragilité de la situation de la représentation, c’est-à-dire des êtres humains qui se rencontrent pour la première fois et vont cohabiter ensemble le temps du spectacle.


Je regrette la séparation que l’on fait régulièrement entre un théâtre de divertissement et un théâtre, disons intellectuel. Brecht écrit cette phrase sublime dans Galilée : « penser est l’un des plus grands divertissements de l’espèce humaine ». Si je crois au spectateur intelligent, je crois aussi au metteur en scène comme penseur, analyste des comportements humains qui propose un axe de réflexion non pas comme un miroir mais plutôt comme l’a déclaré Pinter, « comme un objet qui propose de regarder de l’autre côté du miroir ». Montrer ce que l’on ne voit pas, dire ce que l’on voudrait taire : le théâtre comme laboratoire de vérité où ce qui est habituellement innommable et caché est enfin exposé. Un peu comme dans le rêve. Peut-être pour nous permettre de devenir plus humain.


En adaptant Démons, je cherche à retrouver l’essence et la nécessité de la parole de Lars Norén aujourd’hui. Je crois que c’est une erreur de croire à l’objectivité d’un texte et de vouloir en faire une explication. Tout le monde, pendant la représentation, en est l’interprète potentiel, guidé par le metteur en scène qui est le premier interprète. Il faut inventer sa vérité. Ce qui m’intéresse ce n’est pas être un témoin historique mais un témoin du vivant, du rapport entre les hommes. Pour cela je n’hésite pas dans le cas de Démons à réécrire le texte par endroits, à faire des coupes, des ajouts ; à désobéir à l’auteur en somme. Pour mieux le servir. Pour chercher à faire résonner l’émotion et la violence qui se dégagent aujourd’hui de son texte. Le théâtre est un art au présent. Je crois qu’on parle aussi de spectacle vivant parce qu’un spectacle parle aujourd’hui et doit résonner aujourd’hui comme s’il venait de s’écrire. Ivo Von Hove dit à ce sujet “mettre en scène une pièce du passé implique de recréer la déflagration qu’ont ressentie les spectateurs le soir de la première”.


Un artiste ne peut ignorer le monde dans lequel il vit.
En cela c’est un art politique, contestataire et sans consensus : rien n’est interdit à la représentation. Vivons ! »

Lorraine de Sagazan

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