: Entretien avec Olga De Soto
Propos recueillis par Hugues Le Tanneur
Depuis quelques années vos projets se tournent vers l’histoire de la danse à travers une enquête centrée sur des oeuvres emblématiques. histoire(s) tout d’abord, en 2004, spectacle créé à partir du ballet Le Jeune Homme et la Mort de Roland Petit, et à présent La Table Verte de Kurt Jooss. D’où vient ce désir de revenir à des oeuvres du passé ? À quoi cela correspond-il dans votre démarche de chorégraphe ?
Olga de Soto : En effet, une partie du travail que je développe depuis une dizaine d’années se concentre sur l’histoire de la danse. Le désir d’aborder et d’étudier des oeuvres créées à d’autres époques, a été planté en moi comme une graine, en 2002, alors que depuis un certain nombre d’années, la mémoire, la trace, l’empreinte étaient des thèmes omniprésents dans mon travail et avaient été au départ d’un certain nombre de mes créations.
Le temps, sa subjectivité perceptive, les temporalités et corporéités
multiples, sont des vecteurs souvent présents dans
ma démarche de chorégraphe. Des vecteurs sur lesquels je
m’appuie pour mettre les corps à l’oeuvre dans l’instant présent,
celui de la danse en train de se faire, de l’action en
train de se produire, de la construction dramaturgique en
train de se déployer.
La graine dont je parle ici m’a été apportée par une invitation
que j’ai reçue du Théâtre Culturgest, à Lisbonne, me proposant
de créer une pièce courte en hommage au Jeune Homme et la Mort, oeuvre mythique de Roland Petit, créée
d’après un argument de Jean Cocteau, en juin 1946 ; c’est-àdire
un peu moins d’un an après la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Le résultat final de cette démarche prit forme,
après deux ans de recherche et de travail, dans l’oeuvre histoire(s).
Toutefois, Le Jeune Homme et la Mort n’était, quelque part, qu’un prétexte pour aborder des questions qui me semblent vraiment importantes et qui ont à voir avec la définition de l’art vivant, son utilité, son impact et sa pérennité. Questions qui expliquent mon intérêt pour l’histoire de la danse et mon désir d’aller fouiller dans cette mémoire-là. Afin d’interroger cet ensemble de questions, dans ma démarche, il me semble important de pouvoir mettre différentes oeuvres et différentes époques en perspective, essayer de comprendre le rôle que l’art peut jouer dans la vie des gens, en mettant l’ensemble des éléments à l’épreuve du temps, sans perdre de vue que le type de mémoire avec lequel je travaille est fluctuant, fragmentaire, subjectif, capricieux, oscillant, aléatoire, circonstanciel… et que c’est aussi justement ça qui m’intéresse, car ma démarche n’est pas celle d’une historienne, à proprement parler. En même temps, il me semble important de travailler au sein de notre société en m’appuyant sur des éléments qui peuvent m’aider à mieux comprendre notre monde et notre présent, en gardant en tête le fait que le présent n’est pas que le présent, mais qu’il trimbale tout ce qui constitue l’histoire collective, mais aussi personnelle. Et là je fais plutôt référence au travail que je suis en train de développer actuellement au sujet de La Table Verte, de Kurt Jooss créée dans la période trouble située entre les deux conflits les plus dévastateurs du XXème siècle.
Ressentiez-vous à l’origine de ce projet, le besoin de mesurer la distance qui nous sépare de ces créations emblématiques ? Et en fin de compte d’interroger cette distance pour mieux comprendre notre présent?
Olga de Soto : Pour répondre à la première question, si la
tentation de mesurer cette distance sera, quelque part, toujours
à l’oeuvre dans cette démarche et que je ne pourrai
pas échapper à l’attrait de prendre la mesure du temps qui
nous sépare aujourd’hui du moment où, juste pour donner
un exemple, Françoise Dupuy découvrait La Table Verte,
étant enfant, en 1934 - bientôt quatre-vingt ans déjà - il ne
s’agit pas forcément pour moi de mesurer en premier lieu
cette distance-là. Car ce n’est pas tant un travail sur la quantité
et la précision des souvenirs que les personnes ont gardés,
mais plutôt un travail sur la portée et la nature de ces
mêmes souvenirs. Il s’agit plutôt d’interroger la dimension
mouvante de cette mémoire. Ici, les questions liées aux
traces et aux empreintes sont, pour moi, tant d’ordre intellectuel
que d’ordre physique, car je m’interroge également
sur l’impact affectif et sur l’impact émotionnel. Cependant,
je n’ai pas choisi ces oeuvres-là à cause du temps qui nous
sépare d’elles, mais à cause de leur contenu, des sujets
qu’elles traitent et de leurs contextes spécifiques de création,
tous deux liés à des périodes d’après-guerre.
Dans la démarche que je développe, je tente également de
m’interroger sur l’effet du temps sur les oeuvres et sur la
perception que nous pouvons avoir de ces mêmes oeuvres.
A cette fin, une distance temporelle suffisante me paraît
fondamentale, sans que cette distance ne soit pour autant
impossible à franchir. Dans une partie du travail que je développe
depuis le début de mes recherches sur Le Jeune Homme et la Mort, je me questionne sur ce qui survit encore
dans la mémoire des gens, sur ce qui a survécu à l’érosion
du temps. Que ce soit chez les spectateurs interviewés pour
la création d’histoire(s), comme chez les spectateurs et les
danseurs que j’ai interrogés pour la réalisation de mon projet
actuel, dont le point de départ est La Table Verte.
Pour répondre à la deuxième question de manière plus précise,
en m’interrogeant sur cette distance, ces distances en
fait, et sur les différents contextes de création de ces deux
oeuvres, je tente également de m’interroger sur notre présent,
dans une tentative de mieux le comprendre, en poursuivant
aujourd’hui la trace du passé. Les personnes que
j’ai interviewées parlent d’une expérience passée, mais elles
le font au présent, à l’endroit où elles se trouvent aujourd’hui,
accompagnées des expériences qui les ont constituées
et qu’elles ont traversées. J’aborde l’ensemble de cette
matière au présent, en essayant de la mettre en perspective,
pour essayer d’incorporer ce qui peut m’aider à mieux comprendre
ce présent.
Est-ce une façon d’interroger l’évolution du regard que nous portons sur ces oeuvres, Marcel Duchamp disait que « c’est le regard qui fait l’oeuvre » ?
Olga de Soto : En effet, c’est aussi une façon d’interroger l’évolution du regard. Il s’agit d’une question très importante pour moi. Comment évolue le regard à travers les générations et les époques ? Mais aussi, comment évolue notre propre regard, le mien, le nôtre, le leur, et ce par rapport à une expérience en particulier ? Comment bouge-t-il, ce regard, comment se déplace-t-il, change-t-il, avec le temps, à travers les années et les expériences ?
Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à La Table Verte de Kurt Jooss au point de choisir cette oeuvre comme point de départ d’un spectacle ? Est-ce lié à la dimension politiquement engagée de l’oeuvre ?
Olga de Soto : J’ai découvert La Table Verte lorsque j’étais
adolescente, par le biais d’un film réalisé en 1967 par la BBC.
À la même époque, alors que j’étais étudiante au CNDC, l’un
de mes professeurs, Hans Züllig - collaborateur de Kurt Jooss
durant de nombreuses années et danseur ayant participé à
la création de cette oeuvre en 1932 – nous racontait des souvenirs
et anecdotes à ce sujet.
Et puis, j’ai commencé à penser de manière assez précise
aux thèmes abordés dans l’oeuvre. Alors que je montais des
extraits de témoignages des spectateurs que j’avais interviewés
au sujet du Jeune Homme et la Mort, je constatais
que dans le discours d’une des personnes, la chronologie
des faits, en regard du moment de la réception de l’oeuvre,
ne correspondait pas à la réalité : elle mélangeait les temps,
les époques. Da ns le s ouve ni r qu’elle avait gardé , ou du
moins dans la manière de me le transmettre, elle avait l’impr
ession d’avoir vu le spectacle pendant la période de la
guerre, alors que celui-ci fut créé et présenté dans la période
d’après-guerre, en 1946. Comme si le traumatisme était encore
existant , au point de continuer de s’affirmer dans son
présent à elle, au-delà de la fin du conflit , alors que cela faisait
presque deux ans que Paris avait été libéré et un peu
moins d’un an que la guerre était terminée.
D’autre part , le moteur initial de mon projet sur La Table Verte, n’était pas la réalisation d’un spectacle, mais un travail
de documentation et de recherche, qui s’est d’ailleurs
déroulé sur une longue période de temps. Les motivations
qui m’ont poussé à aborder cette oeuvre sont diverses, le
choix du ballet abordé dans histoire(s) ne m’appartenait
pas, étant donné qu’il s’agissait au départ de répondre à
une commande. Commande que j’avais acceptée parce que
l’oeuvre abordée traitait des sujets universels qui sont la
vie, l’amour et la mort, et parce que la date de sa création
et le temps écoulé depuis me permettaient de mettre la mémoire
à l’épreuve. Mais il était clair pour moi, depuis le départ,
que sans la commande je n’aurais jamais choisi de travailler
sur Le Jeune Homme et la Mort. Pour revenir à La Table Verte, ce qui m’intéresse, mis à part l’écriture chorégraphique
et le travail de composition dramaturgique, ce
sont les thèmes abordés : la mort, la guerre et la montée du
fascisme, la charge, et ce dans le contexte historique de sa
création, en 1932, quelques mois à peine avant qu’Hitler
n’accède au pouvoir, mais aussi au-delà. Je suis également
particulièrement intéressée par le fait que ce spectacle soit
considéré comme l’une des oeuvres les plus politiquement
engagées de l’Histoire de la Danse du XXème siècle, tout en
étant peut-être plus une oeuvre socio-politique, que purement
politique. Tous ces thèmes-là me semblaient importants,
au point de vouloir en faire un travail de recherche
au moment où j’ai commencé à m’y plonger, il y a plus de
cinq ans. Ils s’imposent à moi encore d’avantage aujourd’hui.
Cette aussi une oeuvre qui, selon moi, est habitée par un
grand paradoxe, celui d’avoir une charge socio-politique
très forte. Or, Jooss affirmait à une autre époque de sa vie
que « l’art ne doit jamais être politique » et, à la fin de sa
vie, il refusait cette lecture-là.
La première du Jeune Homme et la Mort a eu lieu en 1946, celle de La Table Verte en 1932. Ces dates ont-elles une signification pour vous ; compte tenu du fait qu’elles encadrent une période particulièrement sombre de notre histoire marquée par l’avènement et la chute du nazisme ?
Olga de Soto : Oui, ces dates ont une signification pour moi, non pas au sein de mon histoire personnelle - quoique la guerre civile espagnole, qui toucha directement des membres de ma famille, comme dans toutes les familles espagnoles, eut lieu entre ces deux dates - ; mais elles ont surtout une signification dans l’histoire collective de la société dont je fais partie. Il s’agit de deux époques terribles dans l’Histoire de l’Humanité, et dans l’Histoire européenne en particulier. Le Jeune Homme et la Mort et La Table Verte sont en effet deux oeuvres qui, de par leurs dates respectives de création, encerclent l’avènement et la chute du nazisme et, d’une manière plus large, les circonstances qui générèrent le nazisme, ainsi que celles qui donnèrent naissance à l’Europe, en tant que projet présent.
Considérez-vous qu’il y a dans votre démarche artistique une dimension pédagogique ou s’agit-il avant tout d’interroger des points de repère ?
Olga de Soto : Je ne considère pas qu’il y ait forcément une dimension pédagogique dans ma démarche artistique. Sauf peut-être dans Une Introduction, premier volet de mon projet sur La Table Verte, qui n’est pas pédagogique à proprement parler, même si l’objectif de cette forme, de l’écriture, de son contenu et de sa construction dramaturgique, consiste à accorder autant d’importance au partage du processus de création qu’à l’aboutissement de l’oeuvre. Lors de cette introduction, le point de départ du projet, les motivations fondamentales, le questionnement développé, les pistes esquissées et suivies lors du travail de recherche et de documentation sont mises à plat et partagées avec les spectateurs. On pourrait donc y voir une dimension pédagogique. Mais je ne pense pas que cela soit présent dans mes autres travaux. Par contre j’ai l’impression de travailler plutôt en interrogeant des points de repère.
Quelle a été la postérité de cette oeuvre ?
Olga de Soto : Tout dépend de ce que l’on entend par postérité. Si l’on parle de postérité dans le sens de descendance, de lignée, de ce qui descend d’une même origine, je parlerais plutôt de la postérité de son auteur et de son « école » et non pas de la postérité de l’oeuvre. Même si je pense que La Table Verte a inspiré un certain nombre de travaux que d’autres chorégraphes ont réalisés par la suite. Dans ce sens-là, la postérité de Kurt Jooss représente tout un pan de la danse allemande, où viennent s’inscrire les grandes figures que sont Pina Bausch, Reinhild Hoffmann, Susanne Linke… Je suis vraiment étonnée, mais aussi émue de constater que tous les danseurs que j’ai interviewés et qui ont travaillé avec Jooss de près, parlent de « Papa Jooss ». Les notions de filiation et de généalogie sont très importantes.
Mais si l’on utilise ce mot dans le sens de ce qui survit audelà
de la mort de l’oeuvre, ou dans le sens avec lequel Marcel
Proust utilise ces termes – « Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’oeuvre. Il faut que l’oeuvre (…) crée elle-même sa postérité » -, cela est plus complexe, car, d’une
part, l’oeuvre continue d’exister aujourd’hui, puisqu’elle est
encore produite, et que, d’autre part, elle n’a pas attendu
sa mort éventuelle, ni subi le moindre laps de temps d’incompréhension,
avant de passer d’emblée, quelque part, à
la postérité.
Quoi qu’il en soit, ce qui survit encore depuis le moment de
la réception de l’oeuvre est immense et la manière dont La Table Verte s’est inscrite tant dans la mémoire des personnes
qui l’ont vue que dans la mémoire des personnes
qui l’ont portée, est parfois de l’ordre de l’inimaginable. Son
impact et son message ont survécu à travers le temps, les
décennies et le souvenir qui permet un tel impact également.
Comment la percevez-vous aujourd’hui ? Comment un public contemporain reçoit-il une telle oeuvre sachant que le contexte n’est plus le même et qu’avec les années La Table Verte est devenue une oeuvre historique, voire mythique ? Ce qui veut dire qu’interroger cette oeuvre ne s’arrête pas à la seule dimension esthétique mais bien à tout ce qui l’accompagne…
Olga de Soto : Ma perception de l’oeuvre est multiple et complexe,
elle se rattache aux différentes versions que j’ai vues,
à toutes les informations que j’ai trouvées dans diverses archives,
etc, mais aussi à l’ensemble des interviews que j’ai
réalisées, à leur contenu et aux personnes avec lesquelles
j’ai été en contact.
Cependant, en ce qui concerne la réception de cette oeuvre
par un public contemporain, dans une production contem
poraine, la question est très complexe du fait que le
contexte n’est plus le même, que la danse n’est plus la même,
que les corps ne sont plus les mêmes. Mais aussi du fait que
dans l’actualité, depuis presqu’une cinquantaine d’années,
l’oeuvre est produite par des compagnies de ballet classique.
Or, la technique Jooss-Leeder - si technique à proprement
parler il y a - ou du moins, le rapport à la danse développé
par Jooss et Leeder, ne se rattache pas à la danse classique,
mais découle de la technique Laban et des débuts de la
danse moderne en Allemagne. Dans ce sens, la production
du mouvement, avec la combinaison complexe du modus,
du temps et de l’énergie, le rapport à la force de gravité et à
la gestion de la masse du corps, puis l’exploration dynamique
de l’espace, sont des éléments qui se rattachent tous,
dans cette technique-ci, à la choréutique et à la eukinétique,
et non pas à la danse classique où le rapport à la production
du mouvement, à la gestion de la force de gravité et la masse
du corps sont autres. De plus, l’oeuvre a été progressivement
modifiée dans le temps. Les premières modifications ont
été introduites du vivant de son auteur, mais j’ai l’impression
qu’il y a eu des modifications postérieures. La transmission
de La Table Verte est pour moi un exemple clair, qui contient
toutes les questions relatives aux problématiques inhérentes
à la transmission des oeuvres, aux supports, aux travaux
de reprise, de reconstruction, de réactivation.
Comment l’abordez-vous personnellement ? Déjà vous avez choisi de traiter La Table Verte en deux spectacles dont le premier s’intitule Une Introduction. Pourquoi ?
Olga de Soto : À la différence du travail développé dans histoire(s), pour lequel je me suis principalement consacrée à
la recherche et au recueil de témoignages de spectateurs
ayant assisté à la création du Jeune Homme et la Mort, j’ai
récolté ici des traces laissées par La Table Verte, tant à travers
des personnes l’ayant vu à différents moments de l'histoire,
dans différents pays, qu’à travers le regard de danseurs
l’ayant portée, transmise. Car il s’agit également
d’étudier la question de la transmission à travers les reprises
successives dont cette oeuvre a fait l’objet, et de confronter
le regard de différentes générations de danseurs.
Dans ma démarche, j’aborde tant l’oeuvre, son écriture, son
contenu, le contexte de sa création, que l’histoire de son
auteur, son engagement éthique et politique, l’histoire de
la compagnie, ainsi que divers contextes de diffusion du
spectacle à travers les décennies. Je l’aborde de manière à
sortir parfois du cadre, afin de tenter de comprendre comment
l’histoire que le spectacle raconte déborde parfois du
cadre de la scène, et comment l’histoire collective et les histoires
individuelles s’entremêlent.
J’ai décidé de diviser mon projet en deux volets, en écho au
travail développé pour la création d’histoire(s). Ici il me semblait
important de concevoir une première forme où l’accent
serait mis sur le partage du travail de recherche et de documentation.
L’objectif serait de mettre la démarche à plat, en exposant sur scène le champ de mes recherches et en
mettant en scène le partage de ce hors-cadre, pour créer,
ensuite, un deuxième volet, dont le point de départ sera
l’ensemble de la matière que j’ai récoltée et la manière dont
nous pouvons nous l’approprier. Un des objectifs du premier
volet, Une Introduction, consiste également à aborder La Table Verte sous un angle opposé à celui que j’avais choisi
pour aborder le spectacle Le Jeune Homme et la Mort dans
histoire(s). Là, j'avais opté pour l'occultation totale de l'oeuvre
étudiée. Dans ce premier volet, une partie du travail dramaturgique
consiste à concevoir une articulation entre divers
documents d'archives, photographies et extraits de
films que je partage avec les spectateurs.
Pour la création du deuxième volet, j’aborde l’oeuvre au départ
de son impact. La recherche documentaire est une
source fondamentale pour aborder l'oeuvre d'origine, la
question de la charge, ainsi que celle de l'engagement, tant
individuel que collectif. Dans ce cadre, nous interrogerons
l'écho des empreintes gardées par les témoins interviewés
- celles laissées par l'oeuvre et ses multiples conditions et
contextes de réception - que ce soit dans la perception de
certains spectateurs, comme dans celle de certains danseurs
de différentes générations qui l'ont portée, traversée et
donnée à voir à travers le temps.
Le travail vidéo a comme point de départ les témoignages
des danseurs et des spectateurs interviewés. Il est une prolongation
du travail filmique réalisé dans histoire(s) et dans
Une Introduction. L'écriture filmique s'articule autour de
différentes questions ou thématiques qui sont, en partie,
dégagées des discours des témoins. La matière recueillie
grâce aux témoignages sera abordée comme substance pouvant
servir à allier le caractère reproductible du cinéma
avec la finitude des présences des danseurs sur scène, démarche
qui était déjà esquissée dans histoire(s). L'idée est
de prolonger la dimension documentaire du film comme
une enquête sur le réel dont nous pouvons nous abstraire
ou nous soustraire.
La vie de Kurt Jooss lui-même, sa personnalité, sont inscrites dans l’histoire. Cette vie, ce destin d’un homme engagé, obligé de fuir son pays, ont-ils joué un rôle dans vos recherches ?
Olga de Soto : Oui, ces éléments ont fait l’objet d’une partie de mes recherches et ont déterminé partiellement le parcours géographique de celles-ci.
Est-ce plus généralement le goût de l’enquête – à la façon d’un historien – qui vous motive dans cette démarche ?
Olga de Soto : Il est vrai que je me suis découvert une passion prononcée pour l’enquête et la recherche documentaire, mais ce n’est pas ma motivation première dans cette démarche.
Une fois le matériau recueilli (documentation, témoignages…), comment se développe le processus de création spécifiquement chorégraphique ?
Olga de Soto : Tout d’abord, il y a un travail de retranscription des interviews. Au fur et à mesure que les interviews sont retranscrites, je commence à analyser leur contenu, afin d’isoler des sujets et définir une direction, ou plusieurs directions, pour voyager à l’intérieur de cette matière. Ensuite nous travaillons sur l’impact que cette matière peut générer en nous, nous analysons nos possibles rapports à l’oeuvre et nous nous interrogeons sur comment aborder cette matière au présent. Comment se faire porteurs, réceptacles, passeurs de cette mémoire-là ?
Qu’apprenez-vous de ce passé que vous redécouvrez ainsi ?
Olga de Soto : Ce n’est pas un passé que je redécouvre, mais un passé que je découvre au moment de chaque interview, de chaque rencontre. La redécouverte vient par la suite, au fur et à mesure que nous rentrons dans la matière, dans le sens et la portée de ce qui est dit.
Que signifierait aujourd’hui reprendre intégralement La Table Verte ?
Olga de Soto : Ce spectacle est encore repris régulièrement. Le reprendre, le montrer, le voir, c’est être face au constat que rien ne change, que le système sur lequel notre société est basée génère et générera toujours des conflits, qu’il y a des intérêts pour justifier que ces conflits existent, qu’il y a des groupes qui tirent des bénéfices de ces conflits, qu’il y aura toujours des personnes qui prendront des décisions dont les conséquences néfastes pour l’immense majorité des gens, qu’il y aura toujours des guerres, des victimes, des réfugiés, des oppresseurs, des opprimés, des résistants, des profiteurs, des morts, tant que nous ne changerons pas.
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