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Cruda. Vuelta y vuelta. Al punto. Chamuscada (Bleue, saignante, à point, carbonisée)

+ d'infos sur le texte de Rodrigo García
mise en scène Rodrigo García

: Entretien

Entretien avec Rodrigo Garcia



Vous avez donné un curieux titre à cette nouvelle création, Bleue. Saignante. À point. Carbonisée., que représente t- il pour vous ?


Rodrigo García : L’espagnol ne fait pas de différence entre chair et viande, un même mot les réunit, la “carne”. Sur scène les acteurs sont assez nombreux, il y a donc beaucoup de chair humaine. Par ailleurs, comme on peut s’en apercevoir, ce titre se réfère à la viande, il nomme les différents temps de cuisson: bleue, saignante, à point, carbonisée. On associe beaucoup l’Argentine à la viande. On peut aussi dire que l’Argentine se fait manger. Il y règne toujours beaucoup de corruption avec cette oligarchie au pouvoir. Ce sont ces gens-là qui font les affaires. Pour les autres, il n’y a rien, aucune répartition de l’argent, pas la moindre distribution ou mise en oeuvre de quelque chose de plus juste. J’ai mis longtemps à trouver ce titre tout comme je souhaitais depuis longtemps travailler avec des gens qui ne sont pas des acteurs professionnels.


Cette création est l’objet d’un processus différent de vos autres pièces ?


Le carnaval fait partie de mes souvenirs d’enfance. Je voulais faire un spectacle avec ses danseurs. À l’époque, cette manifestation me fascinait complètement, d’abord parce que tout se passait dans la rue. Le bruit, la musique, la façon dont les gens dansaient, tout cela me plaisait et m’effrayait beaucoup, c’était extraordinaire pour moi. À Buenos Aires, le carnaval est très simple, presque élémentaire. Il n’a rien à voir avec celui du Brésil par exemple, qui est beaucoup plus riche musicalement comme du point de vue de la recherche des costumes. En Argentine, tout cela est plus pauvre, rudimentaire. Il y a essentiellement des percussions, une sorte de marche avec des tambours. Les gens cousent ou bricolent eux-mêmes leur costume, ils dansent de façon très basique. Par ailleurs, autrefois, les personnes qui participaient à ce carnaval n’étaient pas bien vues. Issues de basses classes sociales, elles incarnaient le pire. On les appelait “las murgas”, alors que la Murga est ce regroupement de gens qui jouent de la musique et dansent. J’ai donc voulu travailler à partir de ce phénomène, avec eux, mais sans avoir aucune idée de comment j’allais pouvoir m’y prendre. C’est seulement quand je suis retourné en Argentine que j’ai pu me rendre compte des questions et des problèmes que cela pouvait soulever. J’y suis revenu, accompagné d’une équipe technique, pour réaliser un travail de vidéo, filmer le carnaval, la rue, ce qui s’y passe. Mais je me suis rendu compte que je n’éprouve aucun intérêt à faire du documentaire. Je n’avais pas plus envie de montrer comment se déroule le carnaval que d’écrire une fresque sur la vie des gens qui y participent. Je me suis retrouvé devant ce problème à résoudre: comment faire une pièce avec ces éléments, comment inventer ma propre fiction ? Comment créer avec des gens qui ne savent rien du théâtre, qui ne comprennent absolument pas mon langage, qui savent seulement ce qu’est la Murga et peu d’autres choses ? Il aurait été plus facile pour moi, dans ces conditions, de m’investir du côté du documentaire. Mais ce qui m’intéresse, c’est que la création puisse rejoindre, atteindre un certain niveau poétique. Et aussi de trouver une véritable communication avec ces personnes différentes, en cherchant une façon de faire surgir, de développer quelque chose d’intéressant.


Comment s’organisent les danses de la Murga?


Les murgueros ont une façon de bouger et de danser très réglée, avec un registre très limité : seulement six ou sept mouvements, que toute la Murga répète à l’identique. Les pas aussi sont les mêmes, mais à l’intérieur de ce cadre, chacun travaille avec sa personnalité. On voit bien la singularité à l’intérieur même de la structure de la danse. J’ai commencé à travailler avec eux ces mouvements, mais je ne suis pas chorégraphe, j’ai donc surtout cherché à partir de leur propre registre, pour trouver une autre façon de faire, par exemple en coupant ces structures, en modifiant les règles. Pour que cela puisse ouvrir sur un autre monde.


Est-ce que cela modifie la façon dont vous investissez l’espace, la scène ?


Je ne travaille pas avec l’idée d’une scénographie. Le dispositif scénique n’est pas investi sur le principe de décor. Je me fie davantage au paysage scénique qui se crée, comme dans L’Histoire de Ronald, le clown de McDonald’s, où je travaillais à partir de la matière que les acteurs utilisaient. Il y a, au final, une proposition claire, précise, définie, mais qui est toujours générée à partir de ces matériaux, en particulier les fluides que j’aime beaucoup. Comme l’image du reflet de la lune dans l’eau, par exemple. Mais pour en revenir au processus, durant cette création, j’ai traversé des moments très déconcertants. J’ai d’abord passé dix jours à filmer et rencontrer les gens pour déterminer ceux avec lesquels j’allais travailler. Ensuite nous avons enchaîné sur une période de deux semaines de travail. Au bout de ce premier mois, je ne savais toujours pas comment j’allais pouvoir m’y prendre avec ce matériel que nous avions recueilli, qui me permet habituellement d’élaborer mes pièces, et qui était très étrange. Là, j’avais besoin de le laisser décanter, pour réfléchir, avec très peu de temps disponible pour sédimenter : trouver un sol, donner une structure, une forme à ce matériel. Au bout de ce temps, il ne me restait essentiellement que des images, et cela m’inquiétait beaucoup. Car avec mes acteurs, d’habitude je ne suis pas confronté à ce genre de préoccupation. Ils sont habitués à cette façon de travailler, au processus de création qui est le mien, à cette recherche, notamment autour du vide. Ils savent ce que je peux leur demander, je sais ce qu’ils peuvent donner. Mais avec des personnes inconnues, c’est très différent. Je n’ai pas changé de manière de faire avec les murgueros. Mais nous avons dû commencer par apprendre respectivement à nous faire confiance. Car pour faire un travail de ce type, à partir du vide, c’est absolument nécessaire. Apprendre à travailler avec le doute, ce n’est pas toujours évident. Et aussi parce que d’une manière générale, dans les répétitions, je préfère ne pas discuter. Je fais des propositions, nous faisons des essais et je rentre chez moi. Je ne parle pas, je n’explique rien. Parce que je crois que cela annule le mystère et la capacité de la personne à proposer quelque chose. Je ne tente rien de didactique, ni d’éducatif. Je mets en place le même espace ouvert, la même dimension de liberté que d’habitude. Je ne dis jamais ce qui me plaît ou pas. Le silence et la liberté. Ce n’est pas toujours facile déjà pour les acteurs qui travaillent avec moi, alors dans ce cas… Qui plus est, certains murgueros sont très jeunes, ils ont entre dix-huit et vingt et un ans.


Vous utilisez également la musique de carnaval ?


La musique du carnaval, comme je l’ai déjà dit, est très élémentaire. J’ai travaillé avec Nilo Gallego, qui s’occupe aussi de la partie sonore du film. Nous sommes en effet partis de ces sons basiques, pour chercher ce que nous pouvions faire avec, quel univers sonore créer à partir de cela. Sans rien intégrer ou mélanger, sans autre apport extérieur. Nous n’avons gardé que ces sons et peut-être aussi allons-nous rajouter quand même le bruit particulier d’un phénomène naturel. En Asturies, où je vis, il y a une falaise que la mer a creusée, les vagues s’y engouffrent, avec le temps, elles ont produit des sortes de petits canaux souterrains et l’eau rejaillit plus loin, sous la pression, sur la terre, c’est absolument merveilleux. Cela fait un bruit étonnant que nous voulons enregistrer, en tout cas c’est le seul son externe que je voudrais ajouter, intégrer dans l’univers sonore de cette pièce.


Peut-on revenir sur les raisons de votre choix d’une création autour de la Murga?


La Murga représente beaucoup pour moi parce que j’ai vécu dans un quartier marginal, dans lequel je me suis éduqué. Tous mes amis étaient des délinquants, des voleurs, ceux qui travaillaient, des maçons. Personne n’allait au collège, c’était comme ça. C’est important pour moi de revenir sur ce passé, cela me fait très plaisir de rencontrer ces gens. Il y a par exemple un adolescent de quinze ans qui me rappelle celui que j’étais à la même époque. C’est pour ça que je n’ai pas voulu d’un film vidéo qui rende simplement compte de ces conditions de vie très précaires. C’est un retour à mes origines que de présenter cela. Je suis parti d’Argentine à l’âge de vingt-deux ans, j’en ai le double aujourd’hui. Et jusqu’à dix-huit ans j’ai vécu comme eux. Ensuite, je suis allé étudier à Buenos Aires. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un fondement politique dans ce que j’ai voulu faire. J’ai choisi de travailler avec les gens que je connais, ceux de mon passé. Je sais bien que ce qu’ils ont à proposer n’est pas riche artistiquement. J’aurais pu tout aussi bien voyager par le monde et ramener des choses plus subtiles, issues de cultures ou de traditions savantes de ces autres pays, mais je ne cherche pas un beau résultat artistique. Mais plutôt à me reconnecter avec une réalité qui a été la mienne. Enfin, ce que je voudrais souligner en disant cela, c’est que la frivolité comme la “haute culture” ne font pas partie de mes domaines d’investigation. J’aime ramener des choses mal faites, des choses de peu, parfois sinistres, menaçantes. Ne pas triompher m’intéresse beaucoup, c’est le contraire qui selon moi est affreux. Par exemple, travailler en pensant à sa carrière ou bien pour créer un produit qui puisse ensuite être reconnu, voilà ce qui m’horrifie. Moi, j’ai besoin de faire avec les petites choses de ma vie, pour ensuite les présenter au public.


Vous privilégiez un matériau pauvre.


Oui, limité, très limité. Ensuite le théâtre a ses règles, ses lois. Je sais parfaitement qu’avec ce matériel limité je dois essayer, dans le cadre de cette loi, de créer une pièce digne de ce nom, qui puisse être vue, alors qu’intégrer d’autres gens au théâtre reste une combinaison, un pacte difficile. Car l’objectif est le même : créer une pièce, et je me dois de travailler avec eux, avec la même rigueur qu’avec mes acteurs. Chaque fois que les murgueros m’ont vu faire, ils ont été très surpris, parce que jusqu’à maintenant ils ne réalisent pas bien, ils n’ont pas encore vraiment à l’esprit que le projet est une réalité. Ils pensent que c’est un mensonge. Ils n’ont jamais voyagé, jamais pris un avion. Le fait de venir en Europe, jouer dans des théâtres, tout cela ce n’est pas vraiment très clair dans leur tête.


Vous avez écrit le texte à partir de ces éléments ?


Oui, c’est un choc ce travail. Tout ce que je viens d’évoquer représente beaucoup de peur. J’ai dû réaliser le montage vidéo sans savoir encore ce qu’allait pouvoir être la pièce, alors que j’en avais besoin pour déterminer mes choix autour du film, et j’ai dû écrire à peu près au même moment. Jusqu’ici, j’ai beaucoup parlé de la murga, mais il y a aussi Juan Loriente, l’acteur qui travaille depuis longtemps avec moi. C’est la seule personne extérieure à la murga, et j’ai écrit le texte pour lui. Pendant longtemps, je n’ai pas su ce que j’allais écrire. Le problème le plus important a été de me déterminer autour de la présence d’éléments autobiographiques. Comment savoir s’il valait mieux que je raconte quelque chose de mon histoire ou que j’invente un univers complètement fictionnel? Comment faire pour que ces personnages réels, qui ont à voir avec ma vie, entrent dans une grande fiction ? Ce problème, j’ai dû le résoudre au cours du travail, de manière intuitive. Je n’ai jamais pu créer avec une idée prédéterminée, en préparant, en projetant. Le plus important pour moi, avant de commencer une pièce, quelle qu’elle soit, c’est le choix des personnes, et même cela, je l’imagine de manière intuitive. Une fois les personnes réunies, c’est-à-dire une fois que cette chose-là est claire, je commence les répétitions. J’amène des propositions aux acteurs et j’écris le texte, je fais tout en parallèle. Je ne pense pas les choses avant. Tout se passe dans le temps du travail, des répétitions.


Comment avez-vous fait évoluer votre travail au fil du temps ?


J’ai d’abord commencé par écrire, puis à faire du théâtre. Tout d’abord de façon plus classique. Je me suis de plus en plus rapproché du corps, de la lumière, des musiques. Au fil du temps, je me suis rendu compte que je considérais le théâtre de plus en plus comme une architecture, et pas seulement comme un espace de parole. J’ai remarqué aussi que dans mes pièces, les mots, le propos s’entendaient mieux, prenaient plus d’impact, si la parole se faisait moins présente et plus constante, d’un point de vue sonore, autrement dit si j’utilisais moins de matière phonique. J’ai trouvé qu’en développant plus d’actions physiques, elle prenait davantage de poids. Ce qui permettait d’éviter de la vider de son sens. Par ailleurs, en travaillant entre images et actions, je me suis aperçu que souvent, celles-ci se suffisaient à elles-mêmes. Elles n’avaient pas besoin de commentaires, de mots ou de discours en plus. D’autres en revanche, plus abstraites, demandaient une sorte d’ancrage, il me fallait compléter ces actions par des mots. J’ai beaucoup apprécié cette découverte et la mise en place de ce processus, parce que je pouvais pratiquer l’écriture, d’une part en solitaire autour de mon imaginaire et d’autre part, écrire pour des actions qui nécessitaient d’être complétées par les mots. L’abstraction m’intéresse beaucoup mais jusqu’à un certain point. Seulement de mon point de vue, sa limite est son aspect formel, autrement dit elle ne m’intéresse pas politiquement. Je n’ai pas peur d’être explicite, le problème est plutôt de garder la capacité poétique de la pièce. Je procède toujours de cette façon trouble, en mêlant ces deux partis pris, en passant d’un côté à l’autre. C’est l’effort de chaque pièce: comment trouver un équilibre entre l’abstraction et l’engagement? En même temps, cela m’a coûté aussi de renoncer à écrire comme je le faisais à mes débuts car j’aime vraiment ça. Je suis resté très attaché à l’aspect littéraire, et je ne déroge pas à cette attention. Mais il est vrai qu’il n’est plus la colonne vertébrale d’une oeuvre, sa présence est devenue plus mineure dans les pièces. J’aime aussi mettre en scène ce qui s’exprime non seulement corporellement mais matériellement, et si les arts plastiques ont en partie inspiré mon travail, je n’ai pas cherché à faire entrer sur scène ces pratiques, de manière littérale, mais plutôt à garder un état d’esprit, une liberté de geste, une singularité, qui selon moi les caractérisent. Par exemple, je ne suis pas intéressé par l’idée d’intégrer une installation plastique sur le plateau d’un théâtre, de travailler à partir de concepts. Dans ces milieux préservés, beaucoup travaillent avec cette culture de l’esthétique, en questionnant son histoire, ses formes, son langage. Ce que je cherche à créer, ce sont des oeuvres élémentaires, basiques, qui préservent la fragilité, la faiblesse, dans l’acte même de créer. Je considère que je ne connais pas le travail, que je ne sais rien de la danse, du théâtre, de la littérature. Je ne veux pas avoir à résoudre les problèmes artistiques que je peux me poser en recourant à une méthode ou à des techniques. Je travaille dans l’intranquillité. C’est une sorte de caractère, il y a de la vaillance et aussi de la douleur parfois à parler de choses très personnelles.


Que mettez-vous en scène dans {Approche de l’idée de méfiance ? }


C’est une oeuvre très étrange qui a été conçue de façon totalement inattendue en une semaine. À l’origine, il s’agissait d’un temps de travail et de recherche, mené avec trois acteurs que je ne connaissais pas, dans le cadre d’une collaboration avec la Scène nationale de Bonlieu, à Annecy, où la pièce a été créée en février 2006. Mais il n’était pas du tout prévu que cela débouche sur une création. Cette pièce est finalement très importante dans mon parcours, parce qu’après L’Histoire de Ronald, le clown de McDonald’s, je voulais arrêter de travailler. C’est d’ailleurs encore mon souhait aujourd’hui : je voudrais à nouveau me consacrer uniquement à l’écriture. Cette résidence de travail s’est déroulée à un moment où j’étais vraiment fatigué et très déçu par le théâtre, je n’avais pas envie du tout de m’y investir à nouveau. Et finalement, ce que nous avons fait pendant ce temps particulier est resté quelque chose qui a pris une certaine valeur, à travers la rencontre avec ces acteurs, mais aussi pour d’autres personnes. Peut-être justement parce que je ne voulais plus travailler pour ce public moderne et cultivé que l’on croise quand on est programmé dans les festivals. Toute cette consommation, ce système, tout cela me semble toujours très en contradiction avec le travail. Le fait que mes créations soient déjà beaucoup montrées devant un public européen qui ne me plaît pas tellement, au sens où celui-ci n’a pas vécu dans sa chair ce que d’autres subissent ailleurs, est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai fait des choses plus agressives, pour qu’il en prenne conscience, qu’il se sente mal. Mais cela ne rime à rien car au final le marché peut tout à fait m’assimiler sans danger. Même si mon oeuvre se veut le contraire de cela. Du coup, j’ai l’impression d’être entretenu par un système qui intègre ma conception du théâtre au sein des phénomènes de la modernité, entre autres parce que j’utilise des matériaux comme le lait, la farine, le sel. J’ai vécu un moment de grande désillusion, en comprenant que je ne pouvais faire autre chose que de travailler pour une société de merde. Parce que je vis dans cette société de merde, de bie-être, où tout est beau, magnifique, sans danger, sans menace. Ici, personne ne va venir te tuer, alors que partout ailleurs c’est différent. Je m’étais donc arrêté de travailler quand j’ai entrepris cette recherche. Et curieusement, ce qui est sorti de ces expérimentations avait une qualité, un caractère complètement différent.


Ceux qui ont suivi votre parcours savent que vous avez une façon particulière d’investir le plateau. Qu’en est-il dans cette création ?


Le paysage scénique de cette pièce se présente sous une forme très introspective, calme, sans violence ni aucun autre effet spectaculaire. Il n’y a pas de musique, il y règne un grand silence, les actions sont peu nombreuses. Le texte est dans sa presque intégralité projeté sur les murs. Cela n’a rien à voir avec Ronald, ou d’autres propositions plus baroques. Je suis encore étonné que cette pièce qui va contre toutes les précédentes, soit comme naturellement sortie de moi. Depuis After Sun, les créations me semblaient participer d’un même cycle, développant un chemin plus ou moins poétique, mais chaque fois plus explicite, clair, social, jusqu’à Agamemnon où tout est politique. Mais cette pièce est aussi comme une sorte de point final. Et j’ai eu besoin de tout arrêter pour achever ce cycle. C’est important, car cela m’a conduit à entrer dans une grande réflexion sur mon propre théâtre. En prenant ce temps de recul, j’ai pu interroger cette démarche de manière autocritique. Du coup, pour ceux qui sont habitués à ce que je fais, il y aura sans doute une grande déception. Parce que c’est une oeuvre calme, où il ne se passe pratiquement rien. Mais j’espère tout de même avoir préservé la force de l’oeuvre, qui existe autour d’éléments toujours importants pour moi, comme la violence. Même si cela s’exprime d’une autre façon, comme sous la terre, comme un relief, je ne sais pas. À travers cette pièce plus intime, abstraite, suggestive, nous avons par exemple développé une scène avec des poules, que les acteurs hypnotisent, endorment, ou d’autres choses comme ça. C’est très tranquille. Le texte est à la première personne. Il parle donc de façon intime. Ce sont des réflexions personnelles sur la vie. J’ai essayé de faire une pièce contre l’excès. Pour moi, il était difficile de trouver comment travailler un matériel plus fragile. Quand il me vient une idée, j’ai plutôt besoin de vitesse, de contact. Le calme nécessaire à l’exposition, au développement, n’est pas d’emblée un élément très présent dans mon langage. Même si j’ai toujours essayé de faire des pièces moins fragmentaires, de m’en tenir à deux ou trois matériaux, seulement pour pouvoir les développer. En général, j’aurais plutôt tendance à peindre à gros trait. Approche de l’idée de méfiance est une expérience positive en ce sens. Un exercice qui m’a été utile, pour aller vers un peu plus de délicatesse. Mais on retrouve, comme dans toutes mes pièces, des paysages où le corps et la matière sont prépondérants. Dans ce travail, les acteurs sont souvent très mouillés, tartinés de miel, couverts de boue. Et ce rapport me plaît vraiment. Disons que dans cette création, cette manière de faire est affaiblie, adoucie. Mais le corps n’est pas pour autant occulté, il reste encore très modifié par la matière, ainsi que par la réaction du corps, de la personne à la matière.


Peut-on parler dans ce cas d’un changement de cycle ou de processus de travail ?


Je connais mes limites, et les changements se vivent de l’intérieur. Je ne pense pas qu’un public puisse voir ce qui se modifie à cet endroit. Ce n’est pas simple un changement en soi-même. Finalement, c’est peut-être que cette pièce, simplement, me demandait un texte avec moins d’humeur que les autres. Formellement déjà, il est différent, à cause du support. D’emblée, je savais que je n’allais pas écrire pour l’acteur. À l’inverse de ce que je pratique d’habitude, il n’était pas prévu que le comédien soit le médium du texte parce que celui-ci était destiné à être projeté sur un écran frontal. Évidemment, cela lui donne une autre forme, parce que je sais toujours si j’écris pour que le texte puisse être vu ou entendu. La parole dite est plus éphémère, elle passe plus rapidement. Celle projetée est plus tranquille, elle a plus de temps. Pour le lecteur, dans l’activité même de lire, il y a une intimité et un rapport direct avec l’auteur, ou celui qui écrit. Le fait que l’acteur dise, prenne en charge un texte produit instantanément une étrange fiction. J’ai toujours buté sur cette relation au travail dans le théâtre, de l’apprentissage du texte par le comédien. Pourquoi l’acteur doit-il apprendre à dire les mots de quelqu’un d’autre? Si l’on se pose la question de cette façon basique, on peut même trouver que le jeu au sein de cette structure théâtrale est passablement autoritaire. D’abord, il y a l’auteur qui écrit, puis l’acteur étudie et répète ses mots. Comment accepter l’idée qu’un être humain qui s’engage sur une scène, n’a rien d’autre à dire qui soit plus important? En plus, apprendre par coeur est une torture. Cela m’a toujours profondément gêné. J’y vois un système de classe dans le théâtre même. Cette manière de procéder peut aussi bien suggérer que le comédien est une personne de moindre valeur que l’auteur. Et entre les deux, au milieu, il y a le metteur en scène. Dit comme ça, c’est pathétique. Par ailleurs, comme j’aime vraiment la littérature, entendre, écouter des textes beaux, bien écrits, la question a été pour moi de trouver comment inscrire une parole écrite dans une pièce de théâtre, en évitant que les acteurs qui la transmettent la disent de mémoire. Évidemment, il y a la lecture. Mais c’est à cause de cette contradiction que j’ai commencé à écrire pour que les acteurs puissent faire leurs propres actions, et pour que les textes soient les compléments de ces actions. Cela soulève un second problème. Si les textes sont un complément direct des actions, le résultat peut aboutir à une catastrophe, ne serait-ce qu’en se montrant terriblement didactique et simpliste. Alors, comment compléter de manière évidente les actions, sans perdre la capacité, la force, les possibilités de la pièce ? C’est pourquoi dans Approche de l’idée de méfiance, j’ai tenté de trouver un équilibre entre le texte en train de se dire et les images. Et c’est sans doute pour cela aussi que j’ai cherché des images plus abstraites, coordonnées à un texte clair, concret, à la première personne, qui parle de choses en train de se passer. Ainsi se produit la confrontation entre ce texte clair, des images et des actions, un peu irréelles, qui tiennent davantage du rêve.


Cela s’est construit en modifiant, en travaillant sur la temporalité ?


Oui, c’est très important. Parce que dans Ronald, il y a un temps très théâtral. Je prends des éléments de la performance ou des actions, mais ce qui m’intéresse, c’est de les structurer de façon très particulière. Dans cette pièce, le temps change totalement, parce que le public est constamment obligé de lire, il doit regarder le texte. Pour cela, les actions doivent être étirées dans le temps et contenir beaucoup de nuances sans être trop différentes les unes des autres. J’ai cherché à préserver la tranquillité du public, le temps de la lecture. Être simultanément obligé de lire et de regarder des scènes mouvementées est un facteur d’anxiété. On ne peut pas tout suivre à la fois. Donc, cette nécessité a été très positive. Elle a conditionné l’espace comme l’écriture du plateau. Cette qualité de temps, son étirement, m’a imposé un autre type de scènes, plus concrètes, avec des actions minimales. C’était très intéressant, cette recherche d’une grande théâtralité apparemment pauvre. Comment créer une empreinte théâtrale particulière avec très peu d’éléments : l’action de lire, le silence, et quelques images scéniques.


Propos recueillis par Irène Filiberti en février 2007

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