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Condor

mise en scène Anne Théron

: Note de mise en scène

Un cauchemar psychique et politique


Bizarrement dans cette pièce, on entend d’abord le silence.
Le silence d’une femme et d’un homme qui se retrouvent des années après. Dès les premiers mots, on sait qu’ils se sont connus intimement. Que peut-on se dire après si longtemps ? Comment refaire connaissance ?
Il l’emmène chez lui, un appartement nu, vide. Une cellule.
Elle l’interroge, il répond par onomatopées, elle revient sur leurs souvenirs communs. Réminiscences atroces de leur jeunesse, en 75, au Brésil, à l’époque où la coalition des dictatures en Amérique Latine torture et tue. Elle, c’est Anna, Lui c’est Paul. On comprend finalement qu’ils sont frère et sœur. Anna était du côté des opposants, Paul a probablement été un bourreau. On imagine le pire, un pire qui a eu lieu, et que paradoxalement Paul nie en le revendiquant.


La peur


Pourquoi Anna est–elle venue ? Que veut-elle ? Se venger ? Tuer ce frère qui enfant déjà tirait les oiseaux pour en ramener les dépouilles ? Ce frère qui comme elle a vieilli mais conserve la pulsion des expériences limites qui le conduit à errer la nuit dans la forêt, à l’affût. Un prédateur dont le corps s’est dégradé et qui lutte pour garder ses réflexes intacts.
Le silence s’alourdit encore. La peur est là. La peur qui émerge de la violence latente de cette nuit angoissante et qui réveille une autre peur, celle des années de torture et d’exécutions. Mais cette fois-ci, Anna est entrée volontairement dans la cellule où s’est replié son frère.
La cellule où elle retrouve le fusil, l’arme qui accompagne ce frère depuis toujours.Mais aujourd’hui, qui va tirer ? Qui va tuer ?
Il n’y a pas de réconciliation possible.
La violence de cette époque s’est inscrite dans leur chair. Plus rien de ce qui s’est passé après ne les concerne. Chaque mot les ramène à cette époque où l’impensable a été commis.Et entre chaque mot, la peur enfle.


Une violence latente


L’écriture du texte est en creux, suggère plus qu’elle ne dit, fabrique une violence sourde et latente, comme très souvent dans les pièces de Frédéric Vossier. Au bout d’un moment, on ne sait plus ce qui relève de la réalité ou de la fiction, de la mémoire d’un passé terrifiant ou bien d’un présent où chaque mot, chaque geste, est menaçant.
Cette parole en suspens, comme si elle n’était que la surface visible d’un iceberg ancré dans une eau glacée, nous tient en haleine dans l’espoir d’une révélation qui conduirait à sa résolution.
Mais pas de fin dans l’écriture de Frédéric Vossier, il n’explique pas, ne conclut pas. Nous affrontons dans une atmosphère étouffante, comme ses personnages, le poids de ce passé figé dans les corps. Il n’y aura ni épiphanie, ni brusque révélation pour Anna, simplement la confirmation que l’impensable a bien eu lieu.


Un bunker


L’action se passe essentiellement dans l’appartement du frère, Paul, qui pourrait évoquer une cellule monacale. Mais au plateau, elle se déroule dans un bunker éventré, encastré sous une dune. Nous sommes dans la tête d’Anna, le monde que nous voyons est le sien, évoquant la dictature et l’enfermement.


Anna a été arrêtée très jeune, suppliciée et violée par les militaires qui gouvernaient le pays. Son frère était lui-même un militaire. La scénographie nous immerge dans la sensation d’Anna, au moment où elle a été arrêtée, à cet instant où le monde s’est figé pour elle. Un monde qui a pris l’aspect d’un bunker, espace de la prison et de la torture, mais aussi des planques de la résistance à la junte au pouvoir, caves ou abris isolés. Le plateau nous ouvre la boîte crânienne d’Anna, permet d’appréhender, d’une certaine façon, la fiction d’Anna puisque bien entendu ce bunker n’existe pas.

Par extension, on pourrait presque s’interroger sur la véracité de cette nuit passée chez ce frère qu’elle n’a plus revu depuis des décennies. Mais que cet épisode soit ou non une divagation, il exprime un passé qui, lui, a été réel, celui de sa sédition contre la dictature militaire avec laquelle son propre frère collaborait.
Ce bunker s’apparente donc à un décor de fantasmes, d’hallucinations, en quelque sorte à un non lieu. On ne sait plus si c’est le jour ou la nuit, ni qui est réellement là, avec Anna. Des voix menacent, un fusil apparaît, Anna frappe son frère jusqu’au moment où elle s’aperçoit qu’il n’y a personne. L’espace est fermé, enfermé dans une dune de sable. Passage du temps comme le filet d’un sablier, mais également image d’un engloutissement progressif. La lumière n’éclaire que partiellement l’espace, ou éclaire à côté. Le sol disparaît, Anna flotte dans une nuit de cauchemars dont elle finira par émerger au retour du matin.


Les bruits dans la tête d’Anna surgissent par courtes rafales, que ce soit les vrombissements des hélicos ou les hurlements des victimes. Et toujours reviennent ces nappes aquatiques qui rappellent aussi bien les disparus étouffés, noyés, que la mémoire de ces plages magnifiques où une jeunesse dénudée dans la chaleur fut engloutie par un océan soudain assassin.
Comme le disait Bacon dans l’une de ses interviews : « Je ne veux pas éviter de raconter une histoire, mais je tiens énormément à faire ce dont parlait Valery : donner la sensation sans que pèse l’ennui de sa transmission.  » Au-delà du contexte géo-politique de cette histoire – la dictature militaire au Brésil dans les années soixante-dix, il s’agit, quant à nous, de sonder le traumatisme d’une femme qui se débat contre l’anéantissement.


La résilience


Et pourtant, Anna sortira vivante, survivante, de cet enfer. Elle aura échappé aux condors, dont elle dit  « Les condors n’ont pas de plume sur la tête. C’est de la peau. Rouge. Ils ont pour habitude d’avoir la tête dans le sang. Ils mangent, comme ça, la tête pleine de sang − »
Une fois rescapée du bunker, Anna pourra enfin écouter le chant des oiseaux sans que celui-ci soit l’annonce d’une nouvelle journée de sévices.
Il restera alors son interrogation : c’est quoi une vie humaine ?


  • Anne Théron, février 2020
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