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Ce qui n'a pas de nom

+ d'infos sur le texte de Pascale Henry
mise en scène Pascale Henry

: Note d'intention

Ce ne sera pas du théâtre exactement mais exactement le théâtre d’un bouleversement.


Une rêverie, soulevée par le spectacle ressassé d’une affaire de faits-divers avec femme assassinée. L’énigme à l’heure de la soirée télé commence bien - et bien souvent par là - quand ça commence comme ça : par un cadavre de femme. Plutôt jeune et belle, dont on perçoit furtivement qu’elle ait pu être objet de convoitise. Même dans la mort. C’est bien fait. Je veux dire cette sorte de sentiment qu’elle est offerte encore, les bras, les jambes ouverts autour d’elle. Ce corps explosé, exposé, au désir encore. Le massacre. Saisissant. Vu et revu.


Il me fallait approcher l’imperceptible impression venue en supplément du meurtre.


CRIME SCENE : Une femme en robe rose et escarpins noirs en horizon saturé.
A l’instar de la médecine légale, disséquer l’image répétée, servie tous les soirs après le dîner.
Brisant le silence qui étouffait l’image servie et resservie, ont surgit des textes, des héroïnes de tragédie antique, le scénario de l’image muette d’une femme, la présence silencieuse d’un homme, le dessin d’un tableau à composer pour toucher l’imperceptible.
Cela se présentait en addition d’impressions, de récits, de formes, en éclats qui composaient le tableau d’une disparition et appelait le foisonnement d’une écriture de plateau.


Je rassemblais immédiatement, une artiste de cirque magnifique capable de tout, des actrices, acteurs dont je chérissais la présence, un musicien, un vidéaste, un éclairagiste, un scénographe pour rencontrer l’énigme et danser avec eux au milieu des idées reçues et des clichés. J’emportais les livres, Christa Wolf, Geneviève Brisac, Virginia Woolf, Elfriede Jelinek, Belinda Canone, Mona Chollet… des femmes, beaucoup de femmes, pour chercher ce corps à venir.


Le plateau est vaste.
Un haut mur urbain, noirci, plein de fenêtres.
Un sol de terre, humus, à la jointure.
Le ciel en écran vertical, aussi vertigineux que le mur, un ciel sans nuit jamais, bombardé de cette lumière crue sur les corps. Superposition électrique d’images, divertissement en foire au cauchemar.
Fascinante.


Enquête sur le cadavre d’une femme.


Ma tête est pleine de clichés.


C’est une d’en bas. Elle travaille à la caisse d’un supermarché. Elle n’a pas d’enfants. On ne sait rien d’elle. Sinon qu’elle fume. Et qu’elle prenait sa pause à 16H30 pour fumer assise sur une borne en ciment là juste sur le trottoir devant le supermarché.


Ce à quoi elle rêvassait pendant ses pauses personne ne sait, rêvait-elle seulement à quelque chose, mais elle fumait comme ça en silence les jambes croisées, la nuque légèrement cassée en arrière. Comme si elle regardait à peine un peu au-delà des toits.


La tragédie traverse le plateau.
Médée, Cassandre, Iphigénie.
Sorcières, folles, le corps brûlant de désir et de colère.
On les dirait sorties de dessous la terre
Revenues sur le lieu du crime
Elles dansent
Je les ai vues soulevant les stèles et martelant la terre comme dans Thriller de Michael Jackson.


La fille du supermarché a des rêves
Assise sur sa borne en ciment - elle est tellement pâle sous sa coiffe rouge délavée comme son visage, qu’on imagine que rien ne se passe au-dedans que transparence vide - elle fume. Le temps de sa cigarette, elle lave ses yeux du défilé de marchandises et ses oreilles du bip bip code barre répété à longueur de journée.
Son regard caresse la surface noircie des immeubles.
Elle passe de fenêtre en fenêtre pour arriver jusqu’au toit.
Après il y a le ciel à peine.


Tous les jours elle est là, à la même heure, toujours seule.


Il y a un homme qui se tait.
Il a peur.


Ce qu’il fera de sa peur on le verra plus tard.
Pourquoi il a peur il faudra demander.


La nuit, la terre se soulève. Et les voix s’élèvent.
Médée la tueuse. L’amante, la magicienne infanticide. Le pire des femmes. La violence suprême.
Christa Wolf prête son corps de femme à la voix de Médée et déconstruit le Mythe. Et si Médée n’avait pas tué ses enfants ?
Et puis Cassandre, qui crie, la folle qui voit, qui sait, mais dont la parole condamnée par le crachat d’Apollon dans sa bouche, est emportée par le vent.
Et encore Iphigénie, sacrifiée en échange du souffle retrouvé, du vent qui conduira les bateaux du père à l’assaut des rivages qu’il convoite.
Le corps d’Iphigénie flotte à la surface de l’eau.


La fille du supermarché est morte, assise sur sa borne en ciment.
Elle s’accroche en silence au mur noirci par des années de poussière remontée de la rue.
Se dédoublant de son corps immobile, on la voit sans effort se hisser le long du mur, écrivant sa rêverie.
Tous les jours elle monte le temps d’une cigarette à l’assaut d’une fenêtre


Personne ne peut le croire. Elle-même le sait à peine. C’est là sans qu’elle le sache exactement parce qu’elle n’a aucune habitude de la conquête, ni même seulement d’aller voir un peu plus loin que le trottoir où elle passe sa pause. C’est là quand même, parce que c’est là comme respirer, même si elle a appris à ne pas se servir de l’espace qui est à son corps.


Il y a un homme qui a peur. Il ne veut pas le savoir.
Moi, je voudrais savoir de quoi il a peur et comment.
Comment sa peur jetée dans ses poings défigurera le visage pour le faire disparaître.
Sa peur ou autre chose encore…


Je vais raconter l’histoire de ce silence de la fille du supermarché, de son regard qui lèche les murs des immeubles comme un grimpeur. Raconter cette page blanche livrée au regard.
L’écrire dans les hauteurs. Dans le défi de la pesanteur au corps de l’acrobate.
L’écrire au coeur de la ville, de la nuit électrique, dans la terre.
Avec le musicien sur le plateau, accroché au récit comme au pas d’une danseuse de flamenco.
Textes, musique, images, corps, silence se nouant dans une narration hantée par la disparition.
Et les voix de la tragédie rapatriées dans l’histoire.
Tout ce que le plateau peut offrir sera de la partie pour tenter une échappée spectaculaire dans l’invisible.


Comme autant de corps de soldats, le corps d’Iphigénie reste sacrifié pour toujours : Il est des espaces où il n’y a pas de meurtre.

Pascale Henry

septembre 2012

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