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: Entretien avec Frédéric Dussenne

Entretien réalisé par Cédric Juliens le 5 décembre 2012

Cédric Juliens – Que représente Conrad Detrez dans la littérature belge aujourd’hui ?


Frédéric Dussenne – C’est un très grand écrivain, même s’il n’est plus beaucoup lu. Il a marqué profondément toute une génération. Son souvenir réveille encore beaucoup d’enthousiasme chez les exilés qui sont arrivés en Belgique dans les années ’70, et à qui, parait-il, on conseillait souvent L’ herbe à brûler comme premier contact avec la littérature belge francophone. Pour ma part, je l’ai découvert grâce au poème que William Cliff lui a consacré, et que j’ai monté au Rideau de Bruxelles en 1999. Sept ans plus tard, j’ai travaillé sur L’herbe à brûler au Conservatoire. Deux des acteurs de la distribution de Burning ont participé à ce premier travail. On peut parler d’obsession... Je suis intimement mobilisé par ce livre. Pour une foule de raisons. Conrad Detrez se qualifiait lui-même de « métis culturel ». C’est très « belge », ça. Paradoxalement, Burning parlera beaucoup de la Belgique...


C.J. – Que signifie de nos jours la révolution à laquelle participe le héros de Detrez ?


F.D.L’ herbe à brûler raconte une révolution historique. Celle qui s’est opposée au coup d’état de 1962 au Brésil. Mais la transposition littéraire que Detrez lui fait subir lui donne une dimension archétypale. C’est la lutte éternelle pour la préservation des libertés, pour la disparition des inégalités socio-économiques. C’était déjà celle des communards de 1870. Aujourd’hui, on peut penser au printemps arabe, au mouvement des Indignés ...
Les exemples ne manqueront jamais. Le temps passe, l’oppression demeure ...


C.J.- On a affaire à un personnage hors du commun, comme appelé par une cause...


F.D. – Oui. On sent Conrad porté par une vocation qui puise ses racines dans l’enfance. Un irréductible besoin d’absolu qui le conduit d’abord au séminaire, à Leuven. Il y rencontre des étudiants brésiliens et, avec eux, découvre la violence des inégalités Nord/Sud. Le besoin d’absolu se mue en quête de justice. Le grand carnaval tropical fera le reste. La découverte du sexe et de la passion amoureuse dans tout ce qu’elle peut avoir de dévastateur et d’éblouissant fait vaciller la foi de l’enfance. Conrad s’engage alors dans la révolution, la lutte armée. Il est emprisonné, torturé et expulsé du Brésil. Le retour en Europe est vécu comme une petite mort. La perte du contact avec ses compagnons de lutte plonge Conrad dans le désarroi. La solitude est soudaine et brutale. Mais l’ultime mue est déjà en cours : il devient écrivain. L’herbe à brûler dévoile les étapes intimes de son initiation à la réalité. La mort du héros du roman n’est que la mort rituelle de l’homme ancien. Une autre vie commence. L’écriture de Detrez mêle les éléments autobiographiques à l’histoire du monde et de la Belgique dans ces années-là. C’est le temps du concile Vatican II, des décolonisations, des insurrections étudiantes, mais aussi, celui de la guerre scolaire, des grèves insurrectionnelles de ’60, de l’établissement des frontières linguistiques ... Le tragique le dispute sans cesse au burlesque. Un peu comme chez Cervantès. Rien n’est abstrait dans ce livre ; tout est vécu charnellement.


C. J. – Comment vas-tu opérer le passage du roman à la scène ?


F. D. – J’ai envie de citer Blanchot : « La réponse est le malheur de la question »... Mais en rester là, ça serait se défiler. Le point de départ, c’est le corps et les expériences qu’il peut f aire. J’ai demandé aux acteurs de lire le roman et de me faire des propositions non verbales, en s’impliquant physiquement, en utilisant des matières. Tout était permis sauf les mots. Mouvement, danse, chant, marionnettes, images, performances diverses. Je vais construire une partition à partir du matériau qu’ils m’ont donné. L’objectif n’est pas de suivre le fil narratif du roman mais de reconstituer les expériences sensorielles de Conrad transposées dans les corps et les propositions des acteurs. D’aller aux limites du dicible, aux limites de la transmission de l’intime. C’est une question d’intensité, pas d’intention. La parole reviendra dans un second temps. On parlera cinq langues : les langues maternelles des acteurs. L’un d’eux est chilien, deux sont français, deux sont belges – l’un néerlandophone, l’autre francophone, deux, enfin, sont brésiliens. Espagnol, Français, Néerlandais, Portugais. Si l’on ajoute l’anglais, comme langue véhiculaire, ça fait le compte. Le spectacle ne sera pas une adaptation mais une confrontation entre ce roman et nous. Ca se passe aujourd’hui. Les acteurs ont entre vingt et trente ans, comme le héros du livre. Mais, contrairement à lui, ils vivent au vingt et unième siècle. Comment réagissent-ils à la question de l’engagement, de la résistance, de la révolution ? Je suis né au moment où Conrad s’embarquait pour le Brésil. J’ai l’âge qu’il avait quand il est mort du SIDA 1985. Le théâtre offre cette opportunité unique de confronter le présent et l’Histoire. Pourquoi s’en priver ? Christine Leboutte travaillera avec eux sur des chants religieux, des chants de fête et des chants de lutte. Alexandre Tissot développera un travail collectif sur le mouvement. Nous ferons, par exemple, des expériences sur la transe. Au début du roman, Conrad raconte que son âme se détache de son corps pour aller se percher sur une plante verte... On fait comment ?


C. J. - Pourquoi avoir demandé à des Brésiliens de venir jouer ?


F. D. – C’est une question un peu surprenante pour moi. Le Brésil hante l’autobiographie hallucinée de Detrez... L’herbe à brûler est tout de même l’épopée picaresque et audacieuse de ce petit wallon qui traverse l’Océan Atlantique, et qui se retrouve seul et démuni au milieu d’un pays immense comme un continent dont il ne connait ni la langue, ni la culture. Il suffit d’avoir fait une fois l’expérience du voyage pour mesurer le vertige ... Il me semblait évident que le spectacle devait porter la trace concrète de ce choc-là. Il fallait d’abord que je bouge moi-même. Je suis parti à Rio. J’ai plongé pendant cinq jours dans la folie du carnaval. Puis, j’ai organisé un workshop dans les locaux de la Cia dos Atores de Enrique Dias. Nous avions reçu nonante inscriptions ! J’ai opéré une première sélection sur CV. J’ai ensuite travaillé avec vingt-trois jeunes ac(teurs)trices brésilien(ne)s sur L’herbe à brûler . Je crois que Conrad aurait aimé. C’est là que j’ai rencontré Flavia et Frederico. J’ai décidé de prendre le risque de les embarquer dans l’aventure. Quand elle est arrivée à Zaventem à la fin du mois d’octobre dernier, Flavia n’avait jamais mis les pieds en Europe. C’est très concret la sensation d’être étranger. Dans le premier workshop que nous avons organisé à Bruxelles, la confrontation et le mélange des cultures étaient passionnants. On ne mange pas les mêmes choses, on ne chante pas les mêmes chansons... On ne se comprend pas toujours. On n’a pas la même histoire. Pourtant quelque chose s’échange. C’est cela aussi, la matière du spectacle.


C. J. – Il y a dans le roman un ton singulier, celui du naïf éclairé. Comment rendre cette attitude à la scène ?


F.D. – J’aime passionnément ce livre. Cet amour est partagé par les acteurs. C’est la fidélité à cet amour-là que je revendique, jusque dans sa naïveté. Pas une fidélité à la lettre du roman. Nous allons nous mouiller, nous dévoiler, assumer nos fragilités. En conservant notre sens de l’humour... Le spectacle sera le résultat d’une confrontation entre Conrad et nous. Elle reflétera nos subjectivités respectives. J’espère qu’il s’y retrouvera .


C.J. – Pourquoi « Burning » ?


F.D. – Ce livre est un incendie. Un point d’incandescence où se consume l’adolescence du héros. Il raconte le sacrifice indispensable de l’homme qu’était Conrad avant son expérience brésilienne. Il faut qu’il brule devant tous, comme l’effigie de nos carnavals du nord, en défiant l’hiver et le pouvoir. Pour renaitre. Pour que les masques tombent, pour que quelque chose change. L’herbe à brûler , c’est la « saison en enfer » de Detrez... Un rituel politique et culturel. Ca brule comme le théâtre que j’aime.

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