: Brand versus Peer Gynt
par Stéphane Braunschweig, février 2004
En 1867, alors en exil en Italie, Ibsen compose un extraordinaire "poème dramatique"
intitulé Peer Gynr. Cette œuvre, qu'Ibsen n'écrit pourtant pas pour la scène, va avoir
une fortune scénique considérable, et nombreux sont les metteurs en scène qui
depuis 1876, date de la première représentation en Norvège, s'attèlent à cette pièce fleuve
avec ses dizaines de personnages et de décors, et qui défie les lois du théâtre
comme on défie celles de la pesanteur.
C'est en travaillant à mon tour, en 1996, à une mise en scène intégrale de Pur Gynt
(avec déjà Claude Duparfait et Philippe Girard à qui j'avais respectivement confié
la jeunesse et l'âge mûr du rôle), que je découvris qu'Ibsen avait, deux années avant
Peer Gym, composé un autre . poème dramatique . : Brand. Les deux pièces sont très
souvent associées par les spécialistes, mais à la différence de Peer Gynt, Brand est
rarement portée à la scène - en France, la pièce fut créée par Lugné-Poe en 1895
et, à ma connaissance, seulement remontée par Georges Pitoëff pour le Centenaire de
la naissance d'Ibsen en 1928, puis, dans une adaptation, par Gilles Bouillon en 1977.
Force est de constater pourtant que les deux pièces se répondent: par leur démesure,
leurs paysages,leurs questionnements, et bien évidemment par leurs figures centrales
qui semblent dessinées comme l'inverse l'une de l'autre. Brand, c'est l'anti-Peer. Et
à la fantaisie théâtrale qui s'accorde â la personnalité fantasque du second s'oppose
le théâtre austère et néanmoins spectaculaire que vient recouvrir de toute son ombre
la silhouette protestante du premier. Les fjords de Peer sont enchantés par ses
mensonges et ses rêves de chevauchées à dos de renne, ceux de Brand sombres
conune des ciels d'orage repeints par son Dieu de colère (on pense aux films de
Dreyer. .. ). Peer s'obstine toute sa vie à . ne rien commettre d'irréversible ', il rechigne à toute forme d'engagement et dépense son incroyable vitalité à fuir tout ce qui de
prés ou de loin peut ressembler à la mort. Brand s'acharne à ne rien concéder de
son engagement, • tout ou rien est sa devise. Peer est une sorte de caméléon
protéiforme capable de s'adapter à toutes les situations, jusqu'à se perdre et ne plus
savoir qui il est. Brand, tout d'un bloc, s'acharne à tout plier à sa devise et à sa
vocation de réconcilier coûte que coûte la vie et la foi. Mais, à sa façon, lui aussi fuit
la mort ou la dénie. En exigeant de que d'être à l'image de Dieu, et en s'infligeant,
à lui et à ses proches plus qu'à tout autre, cette exigence, il semble qu'il cherche à
échapper aux vanités terrestres et aux douleurs humaines, et que l'obsession du salut
des âmes immortelles serve aussi de diversion â l'angoisse d'être mortel. Ainsi Brand et Gynt, les deux opposés, se retrouvent peut-être dans la même angoisse et les
mêmes tremblements (pour parodier Kierkegaard auquel on rapproche souvent le
personnage de Brand), dans leur mégalomanie et dans leur folie.
Après avoir travaillé en 2003 sur us Revenants, dont l'un des personnages est aussi
un pasteur, mais un pasteur compromis, je me suis aperçu que Brand portait non
seulement Peer Gynt en gestation, mais aussi toute l’œuvre à venir d'Ibsen. Les grands
paysages y font déjà place au théâtre de l'intime qui sera celui de sa maturité, et les
scènes . familiales dans le petit presbytère au pied du fjeld annoncent sans aucun
doute Les Revenants ou Petit Eyolf. Quant au dernier acte, c'est déjà à la fois
Un ennemi du peuple avec ses scènes de confrontation de l'individu avec la foule et Quand nous nous réveillerons d'entre les morts avec ses avalanches ...
Dans une période où les extrémismes politiques et religieux font un retour inquiétant,
je me suis dit que la radicalité d'un Brand (après celle d'Alceste) méritait d'être
interrogée, en n'oubliant pas qu'elle traduit aussi la virulence d'Ibsen l'exilé contre
la Norvège de son temps. Avec Brand, il ne s'agit plus seulement comme pour le
misanthrope» de Molière de faire la critique des discours complaisants ou hypocrites
et de s'indigner à tout va jusqu'à se retirer dans un . désert ., il s'agit d'accorder sans
répit les actes aux discours, avec une intransigeance fanatique et de plus en plus
désespérée: son désert sera celui d'une. Église de glace.
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