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Biographie : un jeu

+ d'infos sur le texte de Max Frisch traduit par Bernard Lortholary

: Entretien avec Frédéric Bélier-Garcia

Propos recueillis par Pierre Notte

Quel est ce jeu ? Biographie : un jeu ?


Max Frisch prend aux mots la grande rêverie du « si c’était à refaire », vieux songe sans doute aussi ancien que la mélancolie, mais dont il entend ici nous délivrer de l’acerbe comédie. Revivre sa vie, rejouer sa partie, imaginer d’autres passés pour espérer d’autres avenirs... parce que tout cela n’avait rien d’inéluctable, parce que tout aurait aussi bien pu se passer autrement, avec un peu de chance, un autre hasard, moins de peurs ou plus de fantaisie. Il aurait peut-être suffi, un jour, de tendre une cigarette, de poster la lettre ou de ne pas se retourner, et notre vie prenait une autre ligne de fuite, un autre éboulement de dates, de fêtes, de rencontres. Et nous voilà avec une autre biographie !


Mais où mène-t-il, ce jeu ?


En agençant ce jeu narratif, la pièce traque une idée moderne du destin. Un destin sans Dieu ni Moires, un destin qui n’est plus hanté par le spectre de la damnation, mais par celui de l’échec, de la déception et de la banalité.


Qui joue ? Comment joue-t-on ?


Kürmann, le personnage se bat contre sa vie. Vie qui nous a choisi, plus qu’on ne l’a soi-même élue. Comme nous, irréconciliable avec lui-même, Kürmann refuse de rester rivé à son existence. Tel un chien tirant sur sa laisse, tragique et ridicule, il rue dans les brancards de sa mémoire, se cognant aux êtres de son passé, comme aux figurines d’une boite à musique vivante dont il essaie de changer la mélodie. Biographie : un jeu met en théâtre et en jeu cette course, plus ou moins consciente, que nous menons à l’intérieur de notre propre vie, entre notre passé, nos espoirs, le temps qui passe et la brutalité du réel.


Vous vous êtes attaqué à cette pièce il y a longtemps déjà, c’était votre première mise en scène ?


Biographie : un jeu était ma première pièce. J’étais plus jeune que les personnages. Je n’avais pas connu beaucoup des situations de vie traversées dans la pièce : les trahisons, les ruptures, les délaissements, les abandons, la maladie, les enfants... Pourtant, étrangement, je savais déjà que la grande partie se jouait entre nous et les regrets, que le but du jeu était de se défaire des charmes de la déception. J’ai toujours été hésitant et plein d’atermoiement, c’est un charme et un calvaire. Cioran assène quelque part que, de mémoire : « Ce que je sais à 50 ans je le savais déjà à 20 ans. 30 ans d’un long et pénible travail de vérification. » On ne change et on apprend peut-être moins que l’on ne croit, même si tout change de couleur et de saveur. Maintenant je partage l’âge des personnages. Certaines situations piquent plus, alors qu’elles n’étaient que des cas de figure, des cas d’école, autrefois.


Votre parti pris de metteur en scène est-il différent aujourd’hui ?


Biographie : un jeu est une œuvre ouverte. Frisch vous donne deux répliques et vous devez raconter avec cela l’effroi d’un abandon, la maladresse d’une rupture, ou la stupéfaction à l’annonce d’une maladie. Il faut entrer dans la pièce, souffler dedans avec ce qu’on est à un moment T, c’est-à-dire des émotions, des souvenirs, des auteurs, les images qui nous traversent à ce moment... Je me souviens qu’à l’époque je lisais beaucoup Hanif Kureishi, Milan Kundera, Pavese...
Il y a même certaines phrases d’eux qui s’étaient agrégées au texte, et que maintenant je suis presque incapable de distinguer. Aujourd’hui, il y a certaines scènes que je lis avec le filtre de Saul Bellow, de Coetzee, Nicole Krauss. Et puis il y a bien sûr ce que les acteurs amènent comme sentiments et comme intelligence des situations. C’est pourquoi je voulais m’y aventurer avec des acteurs pleins, c’est-à-dire qui sont eux-mêmes des mondes d’humeurs, sensibilités, passés. C’est une pièce qui mue en se rejouant, elle est ce qui vous traverse, metteurs en scène, actrices et acteurs, spectateurs et spectatrices.


Le temps a t-il modifié votre vision de cet homme, Kürmann ?


Nous sommes des êtres de regrets. C’est une drogue que je partage sans modération. Nous apprenons à vivre avec le regret. Nous sommes pleins de paroles, d’images, de morceaux de situations vécues qui insistent dans notre mémoire. Chez chacun, il y a un paysage interne plein de ces regrets flottants. Face à eux on est toujours assez duplice, il y a à la fois une croyance en leur contingence, en la possibilité qu’il y avait pour nous d’avoir une ou d’autres vies possibles, et un attachement viscéral aux évènements qui ont fait notre vie, mêmes les plus tristes, comme à des faits qui nous définissent. Aimer son destin, comme le professaient les stoïciens, est un effort herculéen, au-delà de notre portée aujourd’hui. C’est pourquoi si on pouvait rejouer notre vie, ce qui sur Kürmann : Biographie ! Je me refuse à croire que notre biographie, la mienne ou la vôtre, ou n’importe laquelle, ne puisse pas tourner autrement.
Tout autrement. Il suffit que je me comporte différemment... Ne serait-ce qu’une seule fois ... le papier parait une opportunité magique et grandiose, nous entrerions dans une forêt obscure et sans doute plus hostile qu’imaginée. C’est ce périple que propose la pièce. Un psychanalyste anglais, Adam Phillips, que j’ai lu longtemps après avoir monté cette pièce, écrit que nous apprenons à vivre entre la vie que nous avons et les vies que nous ne vivons pas, dont nous imaginons que nous avons manqué l’occasion. En effet, il y a toujours la vie que nous avons, et les vies qui accompagnent la vie que nous avons, la ou les vies parallèles qui n’ont jamais vraiment eues lieu, que nous poursuivons en imagination, nos vies souhaitées...
Et ces êtres de regrets que nous sommes peuvent passer leur existence à essayer de cerner ce que leurs vies imaginaires avaient d’impossible. Biographie : un jeu, par la seule puissance du théâtre, nous offre la possibilité de nous confronter à cette hypothèse que nous portons, sans cesse en nous, à la fois comme un espoir et comme une mine.


Autre personnage principal de la pièce : le « médiateur » ou « meneur de jeu », est-il Dieu, le metteur en scène, Méphisto ?


Le coup de maître de Frisch est de jouer sans expliquer. Où sommes-nous ? Sur une scène de théâtre, au purgatoire, dans un labo de sciences comportementales ? Qui est cet homme qui mène le jeu ? Un metteur en scène, un juge, un démiurge ? De quel droit le héros a-t-il cette possibilité démiurgique ?
Ces questions communes, du bon sens, sont vite abandonnées, parce que ce n’est pas ça qui compte, parce que le jeu a déjà commencé... Un peu comme dans la vie, on découvre les règles du jeu en y jouant, pas en étudiant le manuel. Le manuel et les règles viennent toujours après.


Pour vous, il s’agit d’une comédie, d’une tragédie, d’une fable ?


J’ai toujours été fasciné, attiré, par la réversibilité des choses, et notamment du tragique et du comique. Comme on dit, le tout est tragique, le détail est comique, et inversement. Un cadrage, un jeu de focal, un rythme, et ce qui vous terrassait, vous fait rire. Tragédie et comédie sont affaire de points de vue. Au cinéma, une différence de cadrage peut transformer une scène tragique en scène comique sans rien changer au texte ni au jeu. Le texte et ma mise en scène s’amusent de cette légèreté des choses, qu’on oublie au présent d’une vie où nous sommes souvent enlisés dans l’univocité des sentiments, des humeurs...

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