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Antoine et Cléopâtre

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues traduit par Thomas Resendes
mise en scène Tiago Rodrigues

: Le projet

par Tiago Rodrigues, novembre 2014

Cet « Antoine et Cléopâtre » n’est pas la pièce de William Shakespeare. C’est une pièce originale que nous avons créée en mémoire à la tragédie de Shakespeare, qui elle-même tirait ses fondements du portrait que Plutarque avait fait de Marc Antoine dans Vies Parallèles, lui-même héritier de divers écrits et récits de tradition orale (Plutarque va jusqu’à citer son propre arrière-grand-père dans le chapitre sur Marc Antoine). Nous assumons ces héritages et bien d’autres encore, moins anciens mais tout aussi monumentaux, tel que le film marathon réalisé en 1963 par Mankiewicz avec le couple Taylor Burton, dont nous avons utilisé quelques fragments musicaux, ainsi que tout l’attirail généré par l’aura de fascination que la romance d’Antoine et Cléopâtre suscite encore chez les historiens, les auteurs de fiction et le public.


A la frontière ambiguë entre le plagiat et la citation, qui aurait tellement plu à Shakespeare (nous utilisons plusieurs vers de la tragédie, empruntée à la traduction de Jean-Michel Déprats dans la version française, publiée aux éditions Gallimard), nous acceptons à notre tour que ce phénomène de transmission d’un épisode historique et littéraire soit frappé par l’érosion. L’érosion du temps et du langage qui condamne la mémoire à l’incomplétude et, pour cela même, ouvre la porte à notre contribution personnelle. Si nous savions tout, nous n’en saurions que trop, et il n’y aurait pas d’urgence à faire ce spectacle.


Shakespeare a écrit, probablement en 1606, un « Antoine et Cléopâtre » qui a eu des difficultés à parvenir, au fil du temps, au podium de ses tragédies occupé par « Hamlet », « Othello », « Le Roi Lear » ou « Macbeth ». La réputation imparfaite et transgressive de cette pièce est due à la multiplicité et à la dispersion des unités de temps et d’action, désobéissant clairement aux paramètres « aristotéliciens », combiné à ce que John Drakakis nomme une « déconstruction avant la lettre » générée par un langage qui semble tirer son origine d’un « fil de conscience». Lors des lectures que nous avons faites de Shakespeare, dès les premières répétitions de ce projet, c’est précisément cet esprit transgressif de la structure de la pièce qui nous a poussé vers un espace de liberté (et presque d’irresponsabilité) nécessaire pour oser créer notre propre « Antoine et Cléopâtre ».


La tragédie de Shakespeare est un inventaire de dichotomies: Orient et Occident, raison et sentiment, masculin et féminin, sexe et politique, guerre et amour, travail et oisiveté, tragédie et comédie. En confrontation, en parallèle, en complémentarité ou en symbiose, chaque ingrédient de cette pièce trouve toujours sa paire ou son revers.
A l’instar du duo qui donne son nom à la pièce.


Fascinés par cette idée de duo, nous avons réduit la distribution pharaonique de Shakespeare à deux interprètes : Sofia Dias et Vítor Roriz, qui sont bien plus Sofia et Vítor que la représentation d’une Cléopâtre et d’un Antoine, ou plutôt d’un Antoine et d’une Cléopâtre. Dans ce spectacle Sofia parle obsessionnellement d’un Antoine et Vítor parle avec la même minutie de Cléopâtre. Sofia décrit tous les faits et gestes d’un Antoine vivant dans une mise en scène imaginaire. Et vice versa. « Toujours, vice versa », comme nous le disons dans le synopsis du spectacle. D’ailleurs, vice versa aurait pu être le titre de ce spectacle.


Ainsi, nous avons cherché à inventer un duo qui parle d’un autre duo, racontant et évoquant sans cesse d’invisibles Antoine et Cléopâtre, au point de plonger par instant à l’intérieur de ces noms, leurs donnant une forme visible. Nous alimentons la confusion d’identité entre Antoine et Cléopâtre, mais aussi entre interprètes et personnages. La confusion est toujours double. Cette idée, c’est Plutarque lui-même qui la propose quand il écrit d’un ton ironique et compatissant, au moment où Antoine fuit la bataille pour suivre Cléopâtre à la trace, que « l’âme d’un amant vit dans un corps étranger ».


Cette tirade de Plutarque qui raconte comment Antoine se détache de sa propre identité en détruisant sa réputation et son honneur pour voir le monde à travers les yeux de Cléopâtre, tient autant de la thèse amoureuse que du paradoxe théâtral. C’est cette âme dans un corps étranger que nous expérimentons par le duo de Sofia et Vítor, qui essayent de voir le monde au travers des yeux d’Antoine et de Cléopâtre, mais aussi à travers leurs propres yeux.


C’est de cette âme dans un corps étranger que nous parlons quand nous créons une pièce de théâtre pour un duo de chorégraphes. A l’instar de la confusion des duos qui changent de corps, nous avons voulu créer un spectacle où l’écriture théâtrale et la mise en scène appréhendent le monde par le biais d’un corps étranger : celui du langage, mathématique et ludique, rigoureusement poétique de l’univers chorégraphique de Sofia Dias et Vítor Roriz. Cet « Antoine et Cléopâtre » a été écrit en imaginant le théâtre à travers leurs yeux. Tout comme leurs interprétations scéniques doivent utiliser un corps de texte et de théâtre qui leur est à la fois étranger et familier. Car il est important de dire qu’« étranger » ne signifie pas « éloigné ». Bien au contraire. Cette collaboration est née de la reconnaissance de l’affinité artistique à ce corps étranger. Bien qu’il soit étranger, nous pourrions l’imaginer nôtre. Et, tout en changeant de corps, nous ne perdons pas irrémédiablement le nôtre. Nous le prêtons, temporairement, afin que ces corps prêtés se changent en une collaboration ou, littéralement, en un travail commun.


L’espace scénique d’Ângela Rocha et la création lumière de Nuno Meira, réunis autour du thème de l’instabilité et d’un mouvement perpétuel, donnent forme à un champ de jeux sans règles apparentes où a lieu cette collaboration artistique inspirée par l’idée d’une collaboration amoureuse. Nous collaborons aussi avec l’histoire, avec Plutarque, avec Shakespeare. Et, finalement, nous collaborons avec le public, cet indispensable et ultime collaborateur. Ce corps étranger où nous voulons voir vivre notre âme d’amant.


Tiago Rodrigues, novembre 2014

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