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Ahmed philosophe

+ d'infos sur le texte de Alain Badiou
mise en scène Patrick Zuzalla

: Notes de mise en scène

Du théâtre-feuilleton en 7 épisodes


Nous prendrons au pied de la lettre le sous-titre de la pièce, « Trente-quatre petites pièces pour les enfants et pour les autres ».
A la création, vingt-deux saynètes ont été jouées. Depuis, la pièce a toujours été montée en version courte. C’est donc la version intégrale d’Ahmed philosophe que nous allons créer, dynamique et ludique.
Un acteur pour jouer Ahmed et neuf marionnettes pour les autres personnages. Nous déplierons toute la virtuosité du jeune farceur de banlieue (ses entrelacements et sa ligne) à orchestrer ces joutes sur la kyrielle d’idées qu’il lui plaira de convoquer (le rien, la politique, la poésie, le hasard, la vérité, la mort, l’événement, la famille, la décision, etc.), ce philosophe des rues ayant besoin de contradiction pour penser. Pour cela, nous adopterons un dispositif scénique très simple.
Ahmed se promènera avec un petit escabeau industriel, tantôt scène, tantôt gradin pour lui et ses marionnettes. Le spectacle, à la forme légère et transportable, pourra se jouer dans un théâtre ou bien être itinérant.
La version longue d’Ahmed philosophe, donc, mais avant tout destinée aux enfants. C’est pour cette raison que le spectacle sera composé de sept épisodes d’à peu près quarante minutes chacun. Les enfants auront la possibilité de les voir en plusieurs fois, ou bien, pour les plus téméraires d’entre eux, avec les autres publics lors d’une intégrale. En quelque sorte, un « Soulier de satin pour les enfants ». Qui par son attachement à être digne de leur sagacité légitimera son ambition d’être pour tous.
Le sous-titre sera désormais : théâtre-feuilleton à la petite semaine et en 7 épisodes pour les enfants et pour les autres.
Sous-titre en forme de boniment de théâtre de foire, qui permet l’emploi détourné de l’expression « à la petite semaine », normalement péjorative mais à laquelle le baratin du farceur donne un sens positif, affirmatif : la jonglerie avec les idées reposera sur le hasard, mais ce jeu composé de petites pièces indépendantes les unes des autres, sans ordre chronologique, fera sentir en même temps que la pensée avance, la juxtaposition hasardeuse revendiquera l’apprentissage par accumulation. « Petite semaine » aussi parce que l’allant d’Ahmed précipitera le temps.
Avec la forme du feuilleton, nous retrouvons une élaboration populaire de l’art (que ce soit le feuilleton du temps de Dumas ou celui de la télévision d’aujourd’hui qui lui préfère le nom de « série »). Un récit qui dure et qui rebondit. Qui peut être un miroir de notre temps, puisqu’il a la capacité d’être très réactif aux événements du monde et aux préoccupations de la société.
Ici, ce sont les idées choisies par Ahmed qui composent les rebondissements, et sa vitalité à les disputer qui confère à cette histoire la durée du feuilleton. Le plaisir de retrouver à chaque fois les aventures d’Ahmed au pays des idées, et que ce pays soit notre monde réel ramené à l’essentiel, avec de la vie et de la dispute. La pensée comme aventure.
Sept épisodes comme les sept jours de la semaine. Petite semaine de la création d’un monde qui aura donc beaucoup à faire avec le désordre, mais où cette genèse joyeuse des idées sera rythmée par le labeur et le repos de l’acteur et du spectateur. Acteur et spectateur partageront un rapport au temps peu commun au théâtre. Un pacte. On suivra le feuilleton dans l’ordre hasardeux des épisodes — même si les épisodes ne seront pas forcément joués en une semaine réelle et pourront être regroupés. On pourra également faire des intégrales sur deux journées.


Le décor et la lumière.


Sur le plateau nu, un escabeau industriel utilisé par Ahmed à sa guise : acrobaties, music-hall, banc pour lui et ses acolytes, estrade, etc. Un petit tapis au pied de l’escabeau, de couleur bleu. Le tapis volant au pied du gradin grec.
Et la constellation de la Grande Ourse pour éclairer la scène. La constellation aux sept étoiles chère à Mallarmé, celle qui allie le Hasard à l’Absolu. Jouer la banlieue dans une lumière bleutée d’un beau soir d’été. Sept ampoules qui lancent Ahmed dans l’infini radieux de cette voûte céleste. Pour matérialiser aussi la construction du spectacle (de l’odyssée) en sept épisodes. Le tapis bleu comme miroir au ciel étoilé, lévitation du théâtre.
L’affichage des titres. Le titre de chaque petite pièce s’inscrira au fronton céleste grâce à un jeu d’ampoules doublant celui de la constellation.
Pour la version itinérante, les titres apparaîtront sur un bandeau lumineux défilant, matériel à connotation urbaine avec lequel Ahmed pourra jouer. La version spectacle intégrera dans le générique de début un gag qui verra ce bandeau lumineux se dérégler pour redonner force à la constellation d’ampoules — la méthode artisanale qui supplée au bogue de la technologie.


La figure d’Ahmed.


Le spectacle sera mené par un seul acteur masqué qui échafaudera ses dialogues avec des marionnettes représentant la constellation des autres personnages (sept, ou neuf si nous comptons les doubles d’Ahmed). Comme l’enfant jouant seul dans un grenier. L’espoir. Au risque du petit apprenti sorcier. L’enfance de l’art, tel l’enfant chef d’orchestre dans Film Socialisme de Godard.
Créer un personnage typé, typé au sens du théâtre et non selon le qualificatif discriminatoire en cours aujourd’hui dans nos sociétés. Ainsi, la geste du personnage populaire continue, l’esclave, le valet, puis l’ouvrier humilié, qui humilie, pour qui tous les moyens sont bons. Sganarelle, Tabarin le mal connu, Arlequin, Figaro, Guignol, Charlot.
Ahmed donc. Le type du jeune ouvrier algérien des cités. Figure de l’ouvrier universel. Intelligent et vif, ressorts de l’opprimé forcé à se défendre, et non pas à survivre. Insolent.
Sans famille d’Hector Malot. Rêver Ahmed comme un mélange savant et explosif entre Rémi, le signor Vitalis et le petit singe Joli-Coeur. Ahmed est donc ce farceur dont le masque permet la distance et le jeu, mais aussi de porter en lui l’enfant trouvé, le vieillard sage et l’animal facétieux. Qui peut sortir de ses poches des petites poupées de chiffon, des bonshommes en bois ou en plastique pour raconter, à lui-même et aux autres, sa traversée immobile du monde, qui peut transformer toute zone (la banlieue) en lieu, toute négation (l’oppression) en dextérité, en art de la pensée par la poésie de la langue. Il s’invente en saltimbanque, en colporteur, refusant la sédentarité pour le mouvement et l’énergie de ceux qui passent par hasard et perturbent l’établi et l’immuable. L’art des forains. « En avant ! », la devise de Vitalis, qui deviendra celle de Rémi.
Et comme Sun Wukong, le singe du roman traditionnel chinois de Wu Cheng'en, La Pérégrination vers l’Ouest, dont le nom signifie « Conscience du vide du monde ». Devenu Le Roi singe pour l’opéra de Pékin. Ahmed est cette figure vide qui ne pointe pas un manque, un néant, mais assure le surgissement de l’être. Qui, outrepassant l’animal, fait prendre corps aux idées. « Séparez-vous ! Séparez-vous de vous-mêmes », nous encourage-t-il. Silhouette d’Ahmed, tant orientale qu’occidentale. Universelle, disions-nous.


Le costume d’Ahmed.


Occident et Orient. Petit frère espiègle d’Arlequin et de Sun Wukong. Sans oublier l’autre valet philosophe, Tabarin, auquel Ahmed ressemble par sa verve.
Ahmed sera masqué comme il l’était déjà à la création de la pièce par Christian Schiaretti. Naissance d’une tradition. Nous n’oublierons pas ainsi que toute tradition est au départ une invention. Un masque mêlant l’influence occidentale d’Arlequin à l’influence orientale du Roi singe.
Recouvert d’un manteau, sans doute trop grand pour lui mais qui lui permet de transporter dans ses poches et ses doublures les marionnettes, voilà comment Ahmed apparaît sur scène. Un bâton enroulé dans un tissu (qui déplié sera le tapis posé au pied de l’escabeau) et glissé dans la ceinture. Un bonnet noir pour valoriser le masque de cuir — et donc les yeux et la bouche. Un chapeau large. Entre le colporteur et le héros solitaire du film de sabre de Wong Kar-wai Les Cendres du temps. Et lorsqu’il retire son manteau pendant la parade du début, on découvre un garçon fin gainé dans un costume coloré mais sobre de ligne, pantalon feu au plancher, veste fluide à capuche, avec des chaussures plates, dégaine légère et agile.


Les marionnettes.


Les neuf autres personnages : le raciste Moustache, le syndicaliste centriste Rhubarbe, la jeune d’origine africaine Fenda, la députée de droite Mme Pompestan, la louloute Camille, les deux doublures d’Ahmed, Fatima (la mère d’Ahmed), le démon des villes.
Neuf marionnettes. Dépareillées. Les tailles, les silhouettes et les manipulations seront diverses, donnant une grande liberté, entre rudimentaire et sophistication.
Ainsi :
Une tête grossièrement modelée en vieux tissus avec de grandes moustaches en laine pour Moustache, le contremaître raciste.
Une poupée en tissu coloré pour Fenda, la jeune ouvrière africaine.
Une silhouette découpée sur un panneau de campagne électorale que l’on revêt de masques de femme aux mimiques forcées pour Mme Pompestan, députée du PRRRF, parti gaulliste.
Rhubarbe, animateur social et syndicaliste centriste, en oiseau, corneille ou corbeau. Emprunt au bestiaire de La Fontaine autant qu’au film de Pasolini Des Oiseaux petits et gros.
Les deux doublures d’Ahmed, des sosies de deux tailles différentes de marionnettes, les trois fonctionnant sur le modèle des poupées gigognes.
Ainsi de suite.


Un générique de théâtre.


Un même générique pour commencer chaque épisode. Une sorte de parade en musique, le théâtre retrouvant son exigence dans les formes les plus méprisées de son art, au-delà du clin d’oeil à la télévision. Avec un acteur qui mime le passage de la vieillesse à la jeunesse en traversant la scène et escaladant l’escabeau — la vieille scène classique et la nouvelle, improvisée, précaire, pour ces saynètes de foire. Rémi en Vitalis (Gavroche en Valjean). Ahmed présentant le spectacle et les personnages. Sur le modèle du générique parlé du Mépris de Godard. Ou de celui, chanté, de Des Oiseaux petits et gros de Pasolini.
La musique. « Polychords » de Matmos, choix d’une musique moderne, technologique et humoristique, qui peut évoquer par moment celle des jeux vidéo, pour marquer la dimension ludique et rythmique (game over) du spectacle en épisodes, à laquelle sera croisée le scherzo connu de L’Apprenti sorcier de Paul Dukas. Eternité du thème du savoir par le jeu chez l’enfant.
Le cinéma pour renforcer la dynamique. Un univers très imagé, un survol de ville (si fréquent dans les séries télévisées et films actuels, ces villes balayées de nuit par un hélicoptère), qui nous fera basculer en fin de générique dans une nuit bleutée de théâtre produite artisanalement par sept ampoules. Des lumières de la ville à la constellation. D’une dramatisation au suspens. La redescente ou le retour au théâtre.


Un théâtre d’expérience.


Un théâtre d’expérience, ici sur la tradition et la réinvention d’une forme populaire, la farce. Expérimentation qui passe par la convention théâtrale, assumée.
La farce est une des formes majeures du théâtre, forme primordiale pour Vitez, pure pour Badiou. Comme le sonnet pour la poésie. Sonnet qui n’a cessé de se réinventer, pourquoi la farce n’en ferait-elle pas autant ?
L’écrivain Badiou a souvent pratiqué l’art du palimpseste — ainsi, le roman Calme bloc ici bas retraverse Les Misérables de Victor Hugo. Si deux des pièces de La Tétralogie d’Ahmed s’élaborent sur ce principe, Ahmed le Subtil à partir des Fourberies de Scapin de Molière et Les Citrouilles à partir des Grenouilles d’Aristophane, Ahmed philosophe se fonde différemment, la farce s’invente son propre modèle, modèle qui est repris pour chaque nouvelle idée à laquelle s’attaque Ahmed et qui permet la multiplication des solutions.
Alors, un personnage humilié et nié par la société, pour qui la subtilité de la langue doit contrecarrer toute négation — « Moi, Ahmed, je ne suis absolument rien. Superlativement rien » —, génère un modèle hasardeux — « Il va certainement se passer quelque chose » —, dans l’espoir que la pensée se valide joyeusement — « Le point qui est le point de vue, le point qui fait que chacun peut inventer, et non pas répéter. Car répéter est le chemin de l’imposture et de la douleur. » Toute Pensée émet un Coup de Dés.
La farce, un théâtre brutal, certes, comme les jeux d’enfants, parce qu’il fait rire de l’insupportable : de la bêtise, de la violence et de la mort. Sans indulgence, mais avec la part de pitié de l’acteur et du spectateur, la nuance importe depuis Aristote. Brutal, mais pas amer, ni pessimiste.
Les possibilités de jeu rappelleront que cette forme, la farce, est un art habile. La manipulation de marionnettes, la danse, le chant, l’acrobatie, la magie, le mime, le tout avec une subtilité qui assumera les maladresses de celui à qui est beaucoup demandé.
La continuation du travail avec l’acteur Damien Houssier. Après Philoctète & ravachol, réengager la recherche incessante, cette fois avec Ahmed philosophe. Ainsi notre cheminement nous aura menés de la tragédie à la farce. Deux auteurs d’aujourd’hui, Demangeot et Badiou, pour réactiver ces deux formes essentielles du théâtre dans le souffle de leur langue.


Poème canevas pour un acteur.


Si nous voulons déployer l’aventure du philosophe Ahmed dans sa totalité, avec une machine de théâtre concentrée sur un acteur qui prend tout en charge, ce sera à la condition de retravailler le canevas de la pièce pour cet acteur, avec l’auteur. Le théâtre qui constamment repense sa nécessité. Le metteur en scène, l’acteur et l’auteur en répétition, la pièce considérée sans cesse comme un matériau pour le théâtre. L’esprit du théâtre de foire. Ainsi Badiou avait écrit la pièce en 1995 pour Didier Galas, s’inspirant des qualités de l’acteur et de ses improvisations.
Théâtre de foire. Avec l’acteur en acrobate, clair et gai. Empreint de naïveté. Avec Philoctète & ravachol de Cédric Demangeot, que le groupe TIM a créé en 2009, nous voulions raconter, en plus du poème de l’auteur, comment un acteur construit son oeuvre. L’acteur est lui aussi un poète, qui compose des poèmes fugaces, mais qui sont de véritables oeuvres.
Poète qui nous entraîne ici dans une odyssée comique de la pensée, dans laquelle chaque chant serait un exercice de maïeutique. Poème didactique, instructif en rythme, dirait le poète Philippe Beck. Leçons de philosophie pour enfants données sur le principe du jeu.

Patrick Zuzalla

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