theatre-contemporain.net artcena.fr


: Entretien avec Philippe Katerine et Mathilde Monnier

Comment vous êtes-vous rencontrés ?


Philippe Katerine : Ça date… C’était dans les années… En 2005, je crois, mais je n’ai pas la notion des dates. Je sens le temps, j’aime l’écoulement du temps, qu’il aille plus ou moins vite, mais je n’ai aucun goût ni maîtrise des dates.
Mathilde Monnier : Je suis un peu pareil…
PK: Nous sommes donc nés sous le même signe, celui du temps plutôt que des dates !


Mais le “2008” du titre du spectacle que vous présentez, 2008 vallée, c’est bien une date !


PK: C’est un leurre. Quand nous avons commencé le spectacle, en 2005, cela nous paraissait loin. Comme dans les films de science-fiction, on choisit une date pour faire futur, et puis un jour on y est, 1984, 2001, l’Odyssée de l’espace,… Il y a plein d’exemples. C’est pour moi moins une date qu’un fantasme de l’avenir et donc le sentiment du temps qui passe. Trente ans entre mon adolescence et aujourd’hui, trente années où j’ai eu le sentiment de voir arriver des robots partout, où j’ai eu l’impression qu’on devenait nous-même des robots. Un jour, j’ai donc appelé Mathilde. On a déjeuné ensemble dans un restaurant japonais. J’avais vu deux de ses spectacles et un film. J’aimais beaucoup et je lui ai demandé ses services. J’étais en train de composer un album, Robots après tout, et il s’agissait de concevoir ensemble un spectacle à partir des maquettes de ces chansons.
MM: J’étais un peu stressée par cette proposition, il faut le dire. Car il y a des gens, dans la musique notamment, qui se font une idée fausse des relations entre la chanson et la danse. Au début, je me disais que ça ne marcherait pas s’il fallait juste faire une série de clips sur des chansons, un peu lyriques, vaguement chorégraphiés, du genre “rigolo”. La chanson dans un coin, la danse de l’autre, comme une justification arty d’un album. Mais là, c’était quand même très différent. D’abord, j’aimais beaucoup les disques de Philippe et j’étais donc très intriguée. C’est pour cela que j’ai accepté. Mais, en commençant, je ne savais pas du tout ce qu’il avait en tête.


Qu’aviez-vous en tête ?


PK: J’avais des chansons qui tournaient dans la tête et qui commençaient tout juste à se construire. Je savais aussi que je voulais en faire un vrai spectacle, sur un plateau, avec des acteurs-danseurs et une mise en scène, pas juste un concert avec des numéros de danse illustrant des chansons.
MM: Quand j’ai su que c’était un spectacle, je lui ai demandé un synopsis afin de s’éloigner vraiment de l’idée du concert ou du clip.
PK: Mais c’était encore très vague. J’avais une idée, partir d’une communauté de survivants à l’ère post-nucléaire. Ce que nous avons conservé pour toute la fin du spectacle… Quelque chose en est donc resté.
MM: Mais les idées du premier synopsis ont surtout donné l’esprit du spectacle. Travailler à partir d’atmosphères particulières, la joie, la paranoïa, l’hypocondrie. Il y avait aussi des histoires intéressantes dans les chansons, ce qui a déclenché un certain désir de les raconter dans un spectacle, celle des cheveux, celle de Marine Le Pen,… Toute l’équipe était assez enthousiaste à ce moment-là. Après, il fallait mettre en scène ces bouts d’idées et le plus dur commençait ! Comment mettre en scène des chansons sans tomber dans le clip ? Comment concevoir un spectacle entier avec Philippe sans faire un concert ? Comment faire chanter des danseurs ? Comment faire danser un chanteur ? 2008 vallée n’est pas une suite de chansons, mais une mosaïque de réponses à ces questions…


Comment avez-vous procédé pour passer des questions au spectacle…


PK: En tournant autour de l’idée que les chansons pouvaient se développer comme des fictions…
MM: En prenant souvent les textes au pied de la lettre, comme s’il s’agissait de courtes histoires. Et les mouvements de la mise en scène et de la chorégraphie sont venus de là, presque naturellement.


Vous aimez tous les deux faire des spectacles à partir de rencontres…


MM: Avec des gens très différents, Jean-Luc Nancy, Christine Angot… Quelque chose se fait, pas de mon fait. Je suis assez caméléon, je m’adapte en changeant de couleurs, prête à ces rencontres diverses. Je vais vers l’autre avec mes propres idées, mais tout à fait disposée à me perdre dans son monde. Je trouve cela très enrichissant. PK: Moi aussi, j’aime bien les rencontres. C’est mon côté majorette. J’aime ce qui brille. Mais il faut trouver un équilibre, donner autant que prendre. Je suis assez solitaire et c’est bien, à un moment donné, de se retrouver moins seul. Mais la rencontre est toujours violente, d’une façon ou d’une autre, forcément perturbante, car on fait soudain face à l’autre : on n’est pas d’accord sur tout, on s’agace ou on se dispute. C’est cela qui, au bout du compte, est satisfaisant. Comme les voyages, tout à coup l’étranger s’impose, vous oblige à changer vos habitudes, mais on apprend des choses. Après on est content, content de rentrer aussi, de se retrouver à nouveau seul. On goûte mieux ces plaisirs-là en étant passé par des rencontres ou des voyages.


Comment avez-vous travaillé sur le plateau ?


MM: Nous avons pas mal décortiqué chaque chanson. Tricotage, détricotage, retricotage…
PK: … Qui sont les mamelles du succès !
MM: Sur le plateau, nous savions qu’il fallait un peu de monde, cinq à six personnes, rapides, avec des capacités pour chanter et pour danser, ayant surtout une véritable envie de chanter. Le casting des rôles a été fait en fonction de ça. Mais de nombreux danseurs ont envie de chanter, de parler, de bouger sur scène comme le font les acteurs ou les chanteurs, donc ce ne fut pas exagérément difficile de réunir notre petite troupe. Pourtant, ce genre n’est pas dans la tradition française, ni intégré dans l’enseignement de la danse en Europe, contrairement aux États-Unis où la formation à la “Fame” marche toujours. Ce qui nous a beaucoup aidé également, ce fut de mettre en scène le spectacle en fonction des types de voix et des façons de chanter, a capella, avec des micros, sur de la musique… On avait des histoires par les chansons et des voix par les acteurs-danseurs, il suffisait ensuite de mêler les deux…
PK: C’est un vrai travail d’équipe, puisque si Mathilde est arrivée avec ses danseurs, moi je suis venu avec les musiques, les mélodies, mais aussi l’ingénieur du son. J’interprète d’ailleurs le spectacle comme cela, comme une mise en abîme, la construction progressive du spectacle lui-même et ce que j’ai vécu personnellement en le faisant, en découvrant la danse, le plateau. Ça finit bien, mais il y a des obstacles à franchir, parfois difficiles, parfois humiliants. C’est une conception assez catholique de la vie dont j’ai hérité de ma famille : il faut souffrir, il faut en baver, pour réussir des choses pas trop mal.


Philippe Katerine, c’est la première fois que vous dansez ?


PK: Je n’ai jamais pris de cours mais j’ai toujours aimé danser. En boîte de nuit ou chez moi. Je dois avouer que je ne connaissais pas très bien la danse contemporaine, alors je m’y suis mis… J’ai découvert des spectacles, ceux de Christian Rizzo, de Jérôme Bel, d’Emmanuelle Huynh. J’ai acheté un gros bouquin sur la danse contemporaine. En regardant les photos, en les étudiant de près, je me suis dit que rien ne me semblait impossible. J’ai même eu l’impression qu’il y avait là un espace de liberté où je pourrais expérimenter à loisir. La danse contemporaine en France me semble beaucoup plus radicale et ouverte que la chanson contemporaine par exemple, qui est très frileuse et refermée sur elle-même. Et puis, il y a mille façons de danser. On peut marcher, rester immobile. Je devais surtout trouver une façon de danser qui m’appartienne. J’ai un peu hésité au début, puis Mathilde m’a dit : “Danse pour toi…”, et c’est à peu près tout. Ça m’a libéré et pendant trois mois, j’ai “dansé pour moi”.
MM: Au début, Philippe était un peu coincé. Mais il suffisait juste d’activer son corps en trouvant les bonnes clés dans son cerveau. Il s’agissait de le faire lâcher prise, de le convaincre de se laisser aller. Car il possède une façon de danser très légère, même gracieuse. Toutes les inventions de mouvements étaient dans sa tête, il fallait simplement les libérer et le libérer de son rôle de chanteur professionnel. Il n’a pas pris la fuite, mais n’a pas non plus “fait le danseur”. C’est aussi ce que j’ai aimé en Philippe, il n’en fait pas trop, il n’irrite personne sur le plateau, il écoute, mais en même temps il danse à sa manière, tout à fait personnelle.
PK: Disons que j’assume de n’avoir aucun bagage technique…
MM: Mais, je le répète, nous avons tous vu et compris qu’il avait en lui une manière de danser particulière, qui lui appartenait en propre.


Si le chanteur danse, les danseurs, eux, se mettent à chanter…


PK: Chacun avait son potentiel et son envie de chanter. Et petit à petit, on a trouvé une cohésion commune. Eux aussi, ils se sont libérés. Disons que nous nous sommes libérés mutuellement et que nous avons progressé ensemble. J’espère que le spectacle s’en ressent, il est mieux maintenant, après deux ans de tournée.
MM: Mais nous n’irons pas au-delà de 2008, c’est le contrat donné par le titre que nous avons choisi.


Vous dansez souvent ensemble dans le spectacle, comme si l’une mimait de loin ce que fait l’autre…


MM: Je suis son fantôme, comme une ombre qui le protège, qui le double et le redouble. Je le regarde beaucoup, je suis très attentive. Si je ne le regardais plus je ne serais plus dans le spectacle. D’abord parce qu’il improvise beaucoup et donc qu’il faut le suivre ; ensuite, parce que c’est une manière de danser ce qui nous lie, d’incarner notre complicité muette et le lien qui a construit le spectacle lui-même. Durant toute la durée de la représentation, je reste centrée sur lui et j’ai donc moins de liberté que lui.
PK: Pour moi, qui suis assez narcissique, c’était très important d’être observé ainsi. Cela m’a donné confiance, c’est certain. Même si je ne vois pas Mathilde, puisque je suis à l’avant-scène et elle généralement en arrière, je sens sa présence, ce regard sur moi. Elle est très respectueuse, elle ne se moque pas de mes faiblesses. C’est Mathilde qui, ainsi, m’a fait avancer, tout en sachant très bien m’arrêter quand, mis en confiance, j’avais un peu tendance à aller trop loin.


Il y a beaucoup d’improvisation ?


MM: Pas à proprement parler, c’est plutôt du jeu. Les choses peuvent changer d’une représentation à l’autre, mais l’ensemble reste assez calé, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de chansons, de musiques, de mélodies et que la bande-son du spectacle est plutôt “costaude”. Ça peut bouger, mais à l’intérieur d’un cadre bien déterminé.
PK: Nous avons essayé beaucoup de choses durant la préparation et les répétitions. Il fallait faire des essais car il y avait plein de matière. C’est fréquent en musique. Durant l’enregistrement d’un album on essaye énormément de choses, même si parfois cela vient tout seul d’un coup. Ici, la différence vient des tentatives qui se faisaient sur les corps, et qu’à partir d’eux nous pouvions refaire les sons du spectacle.


À Avignon, vous jouez trois soirs dans la Cour d’honneur… Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?


PK: Rien du tout ! Je n’ai jamais été dans la Cour d’honneur, jamais été au Festival d’Avignon. Ce n’est ni un fétiche, ni un symbole, ni une histoire et je préfère ne pas me faire d’idées préconçues. J’ai vu des photos bien sûr, notamment de Béjart en 68, mais je ne veux pas en savoir plus !
MM: J’espère que, grâce à Philippe, je vais y retourner, trois ans après frère&soeur, avec beaucoup d’innocence. Le danger de la Cour est d’en revenir toujours à ses fantômes. Car il faut pouvoir la réinventer à chaque reprise. Son poids est là, on le connaît, on vous en parle. Il s’agit de retrouver sa liberté face à elle, et ne pas y arriver lourde du passé.


Propos recueillis par Antoine de Baecque en février 2008

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.