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15 %

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mise en scène Bruno Meyssat

: Entretien avec Bruno Meyssat

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Que représentent les 15% qui servent de titre à votre prochaine création ?


Bruno Meyssat : C’est le pourcentage espéré de retour sur fonds propres qu’attendent les fonds de pension ou les organismes de placement entrant dans le capital d’une entreprise. Ce chiffre a beaucoup circulé mais personne n’en connaît l’origine. C’est une norme de rentabilité en vigueur dans le monde financier qui est vite devenue un carcan, un ensemble de paramètres flottants, transformés en exigence. J’ai donc choisi ce titre pour que l’on sente l’impératif de requête qu’il implique. Ce montant précis (15 %) trouve son origine dans la dérégulation des années 80. Il est une conséquence des demandes très pressantes de l’actionnariat, qui pèsent sur le développement des entreprises et sur l’économie en général. C’est le marqueur d’un système qui court après sa survivance, en maintenant des marges de bénéfice trop importantes. C’est une injonction révélatrice d’un rapport de forces.


Comment parler au théâtre de ce phénomène financier ?


Comment ne pas en parler ?… Le spectacle sera le croisement entre ma façon de travailler et des événements économiques et sociaux, conséquences des dérives récentes d’une économie financiarisée. Avec mon équipe artistique, nous élaborons des séquences qui surgissent lors d’improvisations avec des objets, des espaces, des sons. Ce protocole de travail s’appuie aussi sur une préparation dramaturgique très conséquente, réalisée en amont. Ensuite nous construisons des ensembles croisant ces actions et parfois des textes. Cette réalisation sera le fruit de notre traversée du sujet, des questions qu’il a suscitées, des associations qu’il a provoquées, des recherches que nous avons menées. C’est une méthode reposant sur une logique associative : nous transposons le monde de la finance tel que nous l’avons reçu et perçu, non seulement de façon subjective, mais aussi en le mettant en perspective par différentes rencontres, en multipliant nos sources d’information. Bien sûr, ce sujet peut paraître intimidant, très abstrait, instable d’une certaine façon. Même s’il est largement présent dans notre vie quotidienne, il est souvent restitué de façon vindicative ou compliquée. Il s’agit ici de faire une proposition visuelle pour répondre à nos questionnements et non un spectacle « tract ». Cette proposition sera également traversée par des mots : ce ne sera pas seulement un matériel pictural, scénique et scénographique. Nous voulons aussi partager des informations avec le public, celles-là mêmes qui nous ont aidés à fabriquer le spectacle. On y entendra donc des voix, par exemple celle d’Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, et celle de Henry Paulson, ancien secrétaire au trésor des États-Unis, après avoir été président de la banque d’affaires Goldman Sachs.


Comment avez-vous réuni tout ce matériel préparatoire au spectacle ?


Après avoir lu et consulté des documents aux provenances et aux formats divers – vidéo, internet, radio – nous avons rencontré des économistes, des agents des marchés financiers (traders, structureurs…), ainsi que des victimes de la crise financière américaine dite des subprimes. Dans ce travail, nous sommes aussi soucieux de la réalité que des cinéastes qui réaliseraient un film documentaire. Nous avons pu nous rendre aux États-Unis, en particulier pour arpenter Wall Street. Mais aussi pour aller à Cleveland, une ville sinistrée par la récente crise immobilière et financière. Les livres que j’ai lus, je les ai naturellement proposés aux acteurs. Au fur et à mesure de l’avancée du travail, l’équipe reçoit ce que nous nommons entre nous des « viatiques », ce sont des sélections de textes estimés essentiels et qui doivent donc être mis en commun. Le premier viatique, distribué avant de partir aux États-Unis, comprenait deux cents pages environ, il allait de Baudrillard à Keynes, en passant par Emily Dickinson et l’urbaniste Jean-Paul Dollé. Un autre viatique a accompagné notre travail de répétitions, précisant notre aire d’intérêt. La réactualisation de ces éléments est continuelle et elle est devenue, au fil des mois, collective.


Que devient le statut de l’acteur dans ce travail, par rapport à l’idée de personnage ?


Dans notre proposition, l’acteur peut, par moments, représenter une personne définie, exécutant par exemple une action décrite dans un livre traitant des métiers de la finance, mais, pour l’essentiel, ce sont des actions sans personnage (au sens d’une approche traditionnelle). Selon moi, l’événement n’est pas constitué par une personnalité qui agit, mais par ce qu’une figure est amenée à faire et par l’enchaînement des actions qu’elle traverse et qui la traversent. L’enchaînement des actes est, pour moi, l’événement qui importe. Tout est donc transposé. Et si personnage il y a, on ne s’y attarde pas, car dans une séquence suivante, il pourra représenter quelqu’un d’autre. Les « personnages » sont comme nous, dans « la vie réelle », ils sont plusieurs dans la même peau. Chacun observe pour soi ce foisonnement épisodique, mais nous l’écartons de notre attention, car il faut bien vivre avec un souci de continuité. Ce foisonnement est aussi source de montage, donc de sens.


Vous dites travailler avec les acteurs par improvisation…


Oui, et avec un protocole de travail très défini. Des objets sont disposés sur des tables, une disposition que je réorganise tous les jours. Ensuite, j’énonce aux acteurs un sujet de façon très précise, afin qu’il n’y ait pas plusieurs interprétations possibles de l’intitulé. Ce sujet entre en connexion sensible avec des domaines intérieurs propres à chacun. Certains d’entre eux restent assis un moment, d’autres vont directement aux objets pour cristalliser leur vécu, ils prennent directement la parole pour essayer de capter, d’enregistrer un passage possible, reliant le sujet que je propose à un ou plusieurs objets. Ils peuvent réaliser leur projet, leur réponse, seuls ou à plusieurs. Parfois, je leur demande de travailler tous ensemble. Pendant sept à huit heures d’improvisation quotidienne, nous traversons deux à trois sujets, je suis toujours sur le qui-vive. À mon tour, j’ajoute des lumières et des sons, afin d’ouvrir des espaces, de manifester des relations qui me sont venues à l’esprit. Nous dessinons ensemble, pour ainsi dire. Afin de préserver tout cela, nous avons organisé un système de notation : pour ma part, je note ce que je vois, mon assistante note et dessine ce qui s’est passé et chaque acteur note ce qu’il a vécu. Ensuite, au bout de cinq à six semaines de travail, on fait un grand inventaire, c’est alors l’occasion de reprendre certaines séquences. Quand arrive le terme de nos répétitions, je fais le montage « à la table » pendant trois jours, en l’absence des comédiens. Puis, nous tentons, selon ce canevas, une nouvelle et ultime écriture de plateau.


Votre travail repose donc beaucoup sur les objets…


Les objets ont toujours eu un rôle déterminant et imprévisible dans mon parcours : ce sont eux qui font éclore les actions. Ils créent les situations dans lesquelles l’acteur peut extraire des actions demeurées jusqu’alors subliminales. Grâce à la rencontre avec l’objet, l’idée se manifeste et cette irruption en l’acteur est source d’enchaînements, dont la justesse est hors d’atteinte lors d’une phase de réflexion. L’objet crée la pente, mais c’est l’acteur qui construit son slalom. Ceci advient donc par les choses, car les choses sont des supports de projection. Ce travail d’improvisation est toujours précédé d’une phase patiente de collecte d’informations et de questions. Pour 15%, nous avons ramené des objets de New York et de Cleveland : des objets trouvés dans la rue ou achetés dans des dépôts-vente ou des supermarchés, neufs ou usagés. Nous avons des pilules survitaminées, des serviettes, des ballons, des tondeuses à gazon, des nounours, des vêtements… Ils ne seront pas tous utilisés pour le spectacle. Bien sûr, l’écran d’ordinateur a plus de chance de l’être que le nounours, et pourtant… Nous fonctionnons de manière intuitive, empirique, mais nous restons vigilants quant aux connaissances accumulées. Nous discutons beaucoup ensemble. À cette étape, rien n’est fixé et les surprises sont nombreuses !


Vous vous êtes rendus à Cleveland, en Ohio, là où la crise des subprimes a jeté des milliers de foyers américains dans la rue. Est-ce à dire que vous vous êtes également intéressés aux victimes du 15% ?


Bien sûr. Si nous sommes allés de New York à Cleveland, c’est pour réaliser cet itinéraire du lieu des causes de la crise, vers celui des victimes. C’est dans l’immobilier que, là-bas, on réalise vraiment les ravages de la finance non régulée. Nous avons, par exemple, assisté à la vente aux enchères de maisons récupérées puis dispersées par les banques. C’est l’occasion de s’attacher au concret, d’observer le lieu le plus cru de la chute des espérances et des vies. Cette finance, encore aujourd’hui, jette les gens à la rue, quel que soit leur âge. Ils laissent les clés dans la boîte aux lettres et disparaissent réellement. Seuls les murs restent. Cela faisait donc partie de notre travail de nous y rendre, alors qu’il ne nous a pas été possible de visiter les salles des marchés qui sont maintenant, à New York et à Paris, fermées au public et à la presse, afin de raréfier les contacts entre les traders et toute autre personne étrangère à la finance. Mais, dès le début de notre projet, nous ne voulions pas centrer le spectacle uniquement sur ceux qui subissent ces dommages. C’est pourquoi nous nous sommes penchés résolument sur les techniques de la finance et sur les mécanismes mentaux qu’elles déclenchent. Il nous semblait que là était le coeur de notre sujet, l’endroit qui stimulerait notre réflexion. Si nous nous contentons de décrire les dommages, nous manquons l’essentiel et la possibilité de réfléchir avec le public, de nous interroger sur ce secteur, sa puissance et ses failles.


Avez-vous le sentiment, après votre voyage au coeur de la finance, que ce système est un monstre que nul ne maîtrise ?


Si je parlais de façon objective, par rapport aux gens que j’ai rencontrés, je dirais que j’ai pu vérifier ce que je sentais déjà lors du procès Kerviel, c’est-à-dire un fort cloisonnement entre toutes les activités des marchés. Les personnes qui travaillent dans la finance ont un champ organisé et très segmenté dans le processus global. Les actes sont extrêmement techniques et le personnel est uniquement préoccupé par les règles du secteur où il évolue. En revanche, la globalité des activités de la banque leur échappe souvent ou bien ils feignent de l’ignorer. Quand ils peuvent y jeter un regard et s’en faire une idée, ils l’oublient dès qu’ils sont devant leur desk. Même leurs scrupules ne résistent pas au dispositif de travail, aux mots qui sont utilisés, aux dénominations des produits financiers sur lesquels ils travaillent. Il y a une clôture pendant la durée de travail, une déconnexion qui ne laisse aucune place à l’éthique. Il faut imaginer qu’il ne suffit que de quelques secondes pour qu’un titre en cours de négociation change de valeur… La tension est permanente. Certaines des personnes que j’ai rencontrées me disaient qu’elles pouvaient envoyer des ordres sur des millions d’euros en quelques secondes sans aucune hésitation, sans aucun obstacle éthique, alors que, dans leur vie quotidienne, elles pouvaient hésiter sur des dépenses de quelques dizaines d’euros. Mais le capitalisme a-t-il globalement quelque chose à voir avec l’éthique ? En ce qui concerne l’idée d’un système qui ne serait plus maîtrisable, il est vrai que des spécialistes m’ont confirmé que certains dirigeants de grandes banques étaient incapables de comprendre et de décrire la teneur de la plupart des produits financiers qu’ils promouvaient. Cela étant dit, ces personnes, fortement carencées dans certains domaines, retombent toujours sur leurs pieds, même celles qui ont vendu des produits toxiques en pleine connaissance de cause. N’ont-ils pas, la plupart du temps, pris soin d’assurer leurs arrières en souscrivant les assurances nécessaires au cas où cela tournerait mal ?


Cette économie est dite virtuelle. Comment fait-on passer le virtuel sur le plateau du théâtre ?


À un moment, j’ai eu ce besoin de me rendre dans des endroits où je pouvais observer les effets de cette économie virtuelle. J’avais besoin de retrouver des espaces, d’y voir passer des corps, de tourner autour des choses comme autour d’un modèle. C’est pour cela que nous sommes allés à Cleveland : nous étions désarçonnés par cette finance qui se dérobe au regard, qui se présente tout d’abord comme abstraite, complexe. Mais au-delà de la technicité, ce qui est intéressant, ce sont les enjeux relationnels qu’elle met en jeu. En effet, il ne faut pas oublier que l’économie est une sécrétion de l’humain. Il est des économistes comme André Orléan qui rappellent combien l’économie est un domaine des sciences humaines. C’est quelque chose que l’on peut lire aussi chez Keynes : c’est bien l’homme qui invente l’économie pour organiser et réguler ses échanges. L’idée que la « valeur » est une fabrication sociale et l’objet d’une croyance est largement partagée par beaucoup d’économistes et de professionnels de la finance. C’est sur ce sujet que nous travaillons plus exactement et c’est lui que nous voulons aborder sur le plateau. Si je n’avais lu que des ouvrages techniques sur la finance, je n’aurais pas poursuivi cette tentative. Mais c’est en lisant des économistes qui décrivent le marché comme un reflet cardinal de notre société, un lieu où les gens sont transportés par des sentiments et des peurs, que j’ai voulu continuer. Au sein des mécanismes de la finance, nous retrouvons un tout autre paysage que celui des statistiques et des idéologies. Ce n’est donc pas le virtuel des mécanismes qui nous intéresse, mais les projections qu’elles encouragent chez nous, tout autant que chez les agents des marchés. Ces projections ont des conséquences sur nos vies, surtout, par l’attitude et la conduite des hommes qui utilisent ces mécanismes. C’est un domaine concret et qui possède une ombre.


Les agents financiers que vous avez rencontrés se posent-ils des questions sur leur activité, ou bien pensent-ils que le système est bon par essence ?


Je n’ai pas rencontré de dirigeants. J’ai rencontré des « N-1 », des « N-2 » , comme ils se nomment eux-mêmes. Aux États- Unis, nous sommes rentrés en contact avec un trader qui s’occupe des obligations liées aux dettes souveraines des États européens : il se rend compte de la cruauté des exigences de rendement de ses clients - même si, parmi ses clients, il compte des universités plaçant leur argent pour payer des bourses, ainsi que des petits porteurs qui déposent leurs économies dans des fonds de pension. En France, nous avons côtoyé une femme d’une grande probité, qui a travaillé à la City, elle pense que la finance est un outil nécessaire à l’économie, mais que c’est son dévoiement qui est dommageable. Cette thèse est l’exact opposé de ce que défend André Orléan et d’autres économistes, qui voient dans la crise la manifestation de la nature même de la finance : la crise a eu lieu parce que tout ce qui devait être fait l’a bien été. En résumé, tous ceux qui travaillent dans la finance ne partagent pas la vision du P.-D.G. de Goldman Sachs qui a pu ironiser : « Je fais le travail de Dieu. »


Que pensez-vous de cette déclaration ?


C’est impressionnant venant de la société la plus infernale de la finance mondiale. Derrière cette phrase très courte, et donc terrifiante et intimidante, se cachent en effet la division, les conflits d’intérêt, les mensonges accumulés, le profit à tout prix. Que répondre à ça ? Mais ce P.-D.G. croit-il seulement à ce qu’il dit ? Ou s’agit-il d’une provocation pour le moins énorme, d’un ajout supplémentaire au snobisme qui entoure cette banque d’affaires ? Savez-vous qu’il n’y a pas le nom de la société Goldman Sachs sur la porte de son building à New York, qu’il est implicitement interdit de le photographier, même si vous vous postez à une trentaine de mètres de son entrée ?


Vous dites toujours rechercher la beauté au théâtre. Comment la trouver dans ce monde de la finance ?


Par beauté, j’entends la nécessité de trouver un transport esthétique qui permette au spectateur de se projeter et de s’engager. Il faut toucher, émouvoir afin d’impliquer celui qui assiste aux actes de la séance. Pour convoquer de la pensée, il semble qu’il faille engager le sensible, ne serait-ce que pour encourager l’effort de représentation, à partir duquel la réflexion de chacun advient. Pourtant, il faut tenter une beauté juste, nécessaire, celle qui met en alerte. Une beauté qui soit, le plus justement possible, homologue à des vérités de notre sujet. C’est la tâche ardue. Imaginer un espace dans lequel ces activités puissent se développer et leur contenu prendre forme. Une beauté qui soit un moyen pour soutenir l’investissement intime et la gratification de celui qui regarde, pour permettre ses projections personnelles : celles qui soutiennent ses réflexions et ses choix.

Jean-François Perrier

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