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Photo de Samuel Beckett

Samuel Beckett

Irlande – 1906 - 1989

Samuel Beckett

Foxrock, banlieue de Dublin, 1906 - Paris 1989

Écrivain d'origine irlandaise ayant écrit la plupart de ses œuvres en français. Auteur de poèmes, de nouvelles et de romans, d'œuvres dramatiques mais aussi de nombreux « textes », généralement courts, difficilement classables selon les catégories traditionnelles des genres*, il a joué un rôle central pour le renouvellement d'une écriture contemporaine marquée par la crise du récit et il a introduit l'exploration, à travers le théâtre, de nouveaux rapports du personnage à l'espace, au temps et au langage.

La langue française et le bilinguisme

Dans sa jeunesse, Beckett, qui étudie le français et l'italien à Dublin au Trinity College, fait divers voyages en France et en Italie. De 1928 à 1930, lecteur d'anglais à l'École normale supérieure, il séjourne à Paris où il rencontre Joyce dont il devient l'intime.
Dès 1929 il écrit, en anglais, quelques poèmes et nouvelles et surtout deux essais, Dante, Bruno, Vico, Joyce (1929) et Proust (1931) où, au seuil de l'œuvre, s'esquissent déjà les grands thèmes à venir : la malédiction d'être là, dans l'espace et le temps, avec pour seule révolte et pour seul salut possibles la lutte avec l'écriture ou la parole. Son premier roman, Murphy (composé en 1935, publié en 1938 à Londres), est écrit en anglais.
Installé définitivement en France à partir de 1937, il n'écrit toutefois ses premières œuvres importantes en français qu'à la fin de la guerre. Par la suite, la majeure partie de son œuvre sera écrite en français et Beckett assurera lui-même la traduction anglaise ; il fera de même pour la traduction française des œuvres écrites d'abord en anglais, maintenant ainsi une sorte de bilinguisme comme pour rappeler que le choix du français a signifié la transplantation volontaire dans une matrice étrangère destinée sans doute à rendre plus fort le combat avec la langue.

Récit et théâtre

La rédaction (1948-1949) du premier texte théâtral, En attendant Godot, est contemporaine de celle de Malone meurt, l'Innommable et Textes pour rien qui marquent la fin du premier grand cycle des récits, ce cycle où l'univers et le personnage beckettiens se sont déjà constitués.
D'abord enfermé dans la chambre (Murphy), puis marcheur solitaire (Watt, 1941-1944, publié en 1953), engagé dans une errance vécue dans l'union de deux solitudes (Mercier et Camier, 1945-1946, qui marque le passage au français, inédit jusqu'en 1970) ou dans une errance qui se dédouble en deux histoires (celles de Molloy et Moran dans Molloy, 1947-1948, publié en 1951), le héros des récits, qui a essayé de toucher à soi par la parole, par le jeu des histoires et l'invention des doubles ou des frères, renonce pour finir, avec Malone, à dire « je ». Il reste alors la voix sans nom et sans corps, la voix incarcérée de l'Innommable, il reste des Textes pour rien, réduits au continuum paradoxal d'un langage brisé.

Le théâtre, héritier des récits, marque toutefois une respiration. Avec En attendant Godot, la parole retrouve littéralement un corps, et même l'autre, le partenaire, est là pour « renvoyer la balle », comme le dit Vladimir dans la pièce. Avec le théâtre un être-là dans l'espace et le temps, une survie par le dialogue seraient-ils conquis ? En réalité l'œuvre théâtrale va se développer comme une nouvelle expérience de la dépossession qui radicalise même le morcellement et l'incarcération du corps et de la parole.

Un théâtre de la dépossession

Avec En attendant Godot les personnages mobiles, « en route » (même s'ils n'arrivent jamais à partir, immobilisés dans cette attente, qui se répète d'un acte à l'autre, d'un personnage qui ne viendra pas et dans cet espace ouvert mais indéterminé et immuable — à quelques détails près — qui est lui-même la métaphore du temps) s'inventent à deux (Vladimir et Estragon) des dialogues, des jeux pour meubler l'attente et vivent à quatre (avec Pozzo et Lucky) des histoires de frères mais aussi de maîtres et d'esclaves. Mais ils sont bientôt relégués en chambre, à deux comme Hamm et Clov dans Fin de partie (1956) ou seul comme Krapp dans la Dernière Bande (1959) avec les échos de son ancienne voix sur magnétophone, et même en terre, comme Winnie dans Oh les beaux jours (1961) dont le corps, déjà en partie enterré au début de la pièce, s'enfonce peu à peu tandis qu'elle se souvient de moins en moins des « anciens jours d'or », ou en jarre, comme les trois personnages anonymes de Comédie (1963) dont seul le visage émerge de ces jarres qui les enferment. Les héros du théâtre beckettien, peu à peu dépossédés de la mobilité puis de toute action et même de leur propre corps, jouent cette fin de partie où l'histoire a déjà eu lieu et où l'avenir est forclos ; ils ne se livreront plus qu'aux jeux spasmodiques d'une parole désœuvrée et d'une mémoire en miettes dont les « sois de nouveau » n'aboutissent qu'à des exhumations de fragments incertains. Au bout du dialogue, le monologue, fût-ce à plusieurs voix comme les soliloques parallèles et entrecroisés de Comédie. Au terme de l'exploration de l'espace par le corps en mouvement ne reste pour finir que cette voix sortie d'une énorme bouche occupant la scène (Pas moi, 1975) et qui s'agrippe à son histoire. Un théâtre minimal et essentialisé, réduit au travail de la bouche qui profère.

Réduction et démembrement de la physique du théâtre

Beckett en effet semble avoir exploré jusqu'à leur réduction extrême les possibilités de la forme théâtrale. Parti de la littéralité du théâtre comme morceau d'espace et morceau de temps à remplir, il a, à l'intérieur de cette double clôture, joué avec tous les possibles de la parole et du jeu, pour les ramener à l'épure. On aboutit au « dramaticule » (Solo, 1980 ; l'Impromptu d'Ohio, 1981 ; Catastrophe, 1982), à un temps dramatique qui, tout comme l'espace, se rétrécit et se vide. La parole cesse peu à peu de se nouer à des gestes, de s'appuyer sur des objets, réduite progressivement à une voix cherchant toujours à ressusciter des corps, telle dans l'écriture cette « imagination morte » qui néanmoins imaginait encore (Imagination morte, imaginez, « texte » de 1965).
Beckett en outre opère souvent la disjonction du corps et de la voix. Le corps en scène et la voix « off » sont séparés dans Pas (1975) ou Berceuse (1981) — une voix « off » parfois même démultipliée comme dans Cette fois (1974) où trois haut-parleurs font entendre trois voix différentes du personnage à trois époques de sa vie.
Et il y a plus : Beckett démembre en quelque sorte le corps de la représentation théâtrale dont il sépare les éléments. Ainsi, d'un côté il explore le théâtre sans paroles (Acte sans paroles I, 1956, et II, 1959 ; Va-et-vient, 1965) et, de l'autre, le théâtre qui n'est que parole avec les pièces radiophoniques (Cendres, 1959 ; Paroles et musique, 1959 ; Cascando, 1962) où la physique du théâtre est tout entière dans la montée difficile et spasmodique du dire, dans cette respiration des mots qui, à la limite, se confond avec une musique. En 1970, Souffle, « virgule dramatique » selon les termes mêmes de Beckett, est une pièce écrite pour souffle et lumière.

Théâtre et caméra

Explorer différents rapports entre l'image et la voix, Beckett l'a aussi tenté au cinéma (Film, avec Buster Keaton, en 1964) et surtout à la télévision (avec la collaboration fidèle de Jim Lewis) : Dis Joe (1965), Ghost trio (1975), But the Clouds (1976), Nacht und Träume et Quad (1982) sont des pièces écrites directement pour la télévision ; Quoi où (1985) a été écrit d'abord pour le théâtre. Dans ces œuvres Beckett maintient toujours une tension entre le poème visuel et le monologue intérieur, même s'il arrive que les mots disparaissent.
Il n'utilise qu'une seule caméra, le plus souvent fixe, avec des travellings avant (et très rarement un changement d'angle de vue). Au début des années quatre-vingt, s'exprimant sur son intérêt grandissant pour la télévision, Beckett s'avoue surtout fasciné par son « regard implacable ». Et de fait la télévision n'est pas utilisée par lui pour sortir de la boîte scénique et multiplier les points de vue, mais au contraire pour explorer de plus près la machine théâtrale, le gros plan intensifiant « l'être vu » qui définit la situation de théâtre (adaptation de Pas moi pour la télévision, en 1977, avec l'image de la bouche occupant tout l'écran).

Au-delà de la distinction des genres

Roman et théâtre, théâtre et télévision : les va-et-vient ne cessent pas, maintenant toujours la tension entre la narration et l'incarnation, entre le texte et l'image. Une narration, un texte, toujours créateurs d'espaces. D'où la multiplication, dans les années quatre-vingt, de mises en scène de textes non théâtraux, la plus exemplaire étant celle de Lee Breuer avec Warrilow (l'acteur fétiche de Beckett à côté de Billie Whitelaw) pour le Dépeupleur (1975 à New York et 1981 à Paris). Peut-être même l'espace du Dépeupleur, « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine », offre-t-il une des meilleures métaphores de la scène beckettienne ?

La mise en scène des pièces de Beckett

La première publique d'En attendant Godot eut lieu à Paris, en 1953, au théâtre de Babylone dans une mise en scène de Blin qui a eu l'immense mérite de faire découvrir ces deux auteurs majeurs que sont Beckett et Genet, et dont il a régulièrement monté les pièces, en particulier pour Beckett, Fin de partie (à Londres, en français 1957), la Dernière Bande (1960) et Oh les beaux jours avec Madeleine Renaud* (1963). Hall à Londres et Alan Schneider aux États-Unis montent Beckett dès les années cinquante.
Force est toutefois de reconnaître le paradoxe qui fait que, en dépit de l'immense notoriété de Beckett, comme écrivain de théâtre dès les années soixante, aucun metteur en scène de premier plan ne le monte à cette époque. Au nom d'un brechtisme autoritaire on renvoie Beckett à la métaphysique, péché d'autant plus capital qu'il s'agit d'une métaphysique « pessimiste » (n'est-ce pas pour cause de pessimisme que, dans la plupart des pays de l'Est, la mise en scène de Beckett est interdite ?). Il faudra attendre la fin des années soixante-dix pour que, l'ostracisme idéologique cessant, les mêmes découvrent la « richesse théâtrale » de Beckett, son sens de la physique de la scène.
Tout se passe comme si l'on commençait à entendre, à retardement, les revendications de Beckett metteur en scène de ses propres pièces. Beckett, toujours très attentif au devenir scénique de ses œuvres, les a souvent lui-même portées à la scène en Allemagne surtout (par exemple Fin de Partie en 1967 au Schiller Theater de Berlin) mais aussi en France et en Grande-Bretagne et un peu aux États-Unis. Tenant un véritable cahier de régie, il s'y révèle extrêmement soucieux de tout un travail formel rigoureux sur l'économie et le rythme des gestes, sur les mouvements dans l'espace comme expression d'une situation dramatique, sur la lumière dont il souligne la force symbolique. Un Beckett beaucoup moins préoccupé d'un discours métaphysique que d'une physique de la scène, certes porteuse de signification, mais d'une signification sur laquelle il ne souhaite pas se prononcer.
N'a-t-il pas dit : « Le mot clé de mes pièces est peut-être » ?

Bibliographie

Les œuvres de Beckett sont publiées en France aux Éditions de Minuit.

Sur l'œuvre on peut consulter notamment :

  • L. Janvier, Pour Samuel Beckett, Éd. de Minuit, Paris, 1966
  • Samuel Beckett, Cahiers de l'Herne, Paris, 1976
  • « Samuel Beckett », numéro spécial de la Revue d'esthétique, Privat, Toulouse, 1986
  • Ch. Juliet, Rencontre avec Samuel Beckett, Fata morgana, 1986
  • A. Simon, Samuel Beckett, Pierre Belfond, Paris, 1989
  • G. Deleuze, l’Epuisé, Minuit, Paris, 1992
  • Dossier Beckett in Europe, N°770-771, juin-Juil. 1993
  • J. Knowlson, Beckett : biographie, éd. Solin/Actes Sud, Paris/Arles, 1999.

M. Borie


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