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Couverture de Juste la fin du monde

Juste la fin du monde

de Jean-Luc Lagarce


Juste la fin du monde : Pistes pour un corrigé

Une proposition de Gilles Scaringi, professeur de lettres et de théâtre


Question :


En prenant en compte les trois extraits de Juste la fin du monde et les deux documents annexes du corpus, vous étudierez en quoi le personnage de Louis ne peut que se sentir étranger à sa famille retrouvée.


1 – On s’interroge sur la pertinence du choix des extraits et des documents.


Louis est silencieux, et solitaire (Lecture implicite : photo de Nan Goldin qui montre un homme, Guido, seul à Venise ; l’autre est explicite : on y voit Louis en mouvement dans la mise en scène de F. Berreur). Monopole de la parole des autres personnages. Le document 1 insiste sur le fait que c’est Louis qui ouvre et qui clôt la pièce (prologue et épilogue). Il est donc « son seul maître » (cf. le prologue).


2 – Dans le discours de Suzanne (tirade monologuée), on relève une série de reproches adressés à Louis :


- Son absence compensée par des « lettres », « des petits mots », « deux phrases », « des lettres elliptiques »
- Sa fuite inexpliquée (« tu nous as faussé compagnie »)
- Sa correspondance sélective (son « don » de l’écriture, c’est pour « les autres » ; « jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité »)
- Son mépris (« Tu ne nous en juges pas dignes »)
- Son manque d’affection, son indifférence ou son insouciance : ses cartes peuvent être lues « par tous les regards ».


3 – Dans le discours de la Mère :


- Reproche implicite de la longue absence de Louis (Les autres ont « la possibilité enfin » de lui parler).
- Sentiment d’être un étranger (« Ils ne te connaissent pas, ou mal »). « Tu ne les comprendras pas »
- Brièveté de la visite de Louis (« le peu de temps que tu leur donnes ») et « la peur » qu’il leur inspire.
- Regret même de la visite (Louis pressé de « repartir » à peine arrivé)
- Maladresse et « brutalité » des autres à cause de cette brièveté même (« Ils auront peur du peu de temps… ce sera mal dit ou dit trop vite »).


4 – Discours d’Antoine :


- Culpabilité de la famille à cause du départ de Louis (« Nous nous sommes fait du mal à notre tour ») et du qu’en-dira-t-on qui « nous rendait responsables tous ensemble », et plus particulièrement d’Antoine : « c’était de ma faute ».
- Soupçon de jalousie (« On devait m’aimer trop »)
- Complaisance de Louis à l’égard « de son malheur »
- Abandon de ses responsabilités de frère aîné « Lorsque tu nous abandonnas » - Médiocrité de la vie d’Antoine par rapport à Louis « Il ne m’arrive jamais rien ».


5 – Les modalités du discours (argumentatif et injonctif) ;


Choix du registre (lyrisme chez Suzanne, pathétique chez Antoine) constituent des moyens pour accentuer les reproches, isoler un peu plus Louis dans le cercle de la famille. A noter aussi les hésitations, la recherche du mot exact, les brouillages énonciatifs, les variations pronominales qui caractérisent ces trois discours, autant de « prises de parole » sans consentement.


6 – Lectures d’image :


A - Photo de Nan Goldin :
Paysage brumeux de Venise ; atmosphère bleu nuit ; silhouette de profil d’un homme seul, « en vacances à Venise ? » ; rappel ironique des fameuses cartes postales envoyées par Louis ; « je visite le monde, je veux devenir voyageur, errer » (scène 10) ; solitude mortifère de Louis face à son destin (un phare sur la lagune ?) ; le regard de l’homme vers le large ; l’attente sereine.


B - Juste la fin du monde :
Image de la représentation théâtrale : Louis en mouvement, qui semble repartir d’un pas décidé (« errer, perdu déjà et croire disparaître… », scène 10). On retrouve les thèmes déjà étudiés : la solitude (cf. l’épilogue et la traversée nocturne du viaduc) et l’absence. On note aussi les effets de la lumière du soir sur la toile peinte à travers cette porte ouvrant sur un monde crépusculaire. Image d’un Louis affrontant son destin, « en être son propre maître ».



I – Le commentaire du texte A


Plusieurs pistes possibles


-les modalités du discours de Suzanne
- crise du langage - difficultés faussement réalistes à exprimer clairement ses idées et ses sentiments (frontières poreuses entre admiration et regret, nostalgie et reproches) – énonciation perturbée : temps du passé (tu nous envoyais des lettres) et temps de l’énonciation (tu nous envoies des lettres)
- retours fréquents à l’enfance (lorsque j’étais enfant ; là que ça commence)
- mélange du « je » et du « nous » (tu nous as faussé compagnie ; je pensais que ton métier était d’écrire ; nous éprouvons les uns et les autres, etc.)
- reprise des formulations initiales, repentir, autocorrection traduisant l’embarras ou l’admiration (comment est-ce qu’on dit ; ton métier était d’écrire/serait d’écrire ; une certaine forme d’admiration, c’est le terme exact ; ce que tu faisais ou allais faire dans la vie/ce que tu souhaitais faire dans la vie ; qualité, c’est le mot, et un drôle de mot ; ce don, on dit comme ça, c’est une sorte de don) ;
- incises (ce que j’ai pensé ; là que ça commence ; je ne sais pas, je croyais cela), - effets de reprises anaphoriques (lorsque tu es parti/lorsque j’étais enfant/ lorsque tu nous as faussé compagnie ; si tu en avais la possibilité, si tu en éprouvais la nécessité, si tu en avais soudain l’obligation ou le désir)
- l’ironie de la scène
- jeu autour des cartes postales, des lettres, des mots, des petits mots, des phrases, du don de l’écriture, de l’économie qu’en fait Louis à l’égard de la famille ; jeu autour du mot « elliptique » avec la formulation correcte mise entre guillemets « parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques » ; satisfaction de Suzanne d’avoir trouvé l’expression juste.
- les reproches voilés recensés plus haut dans la question 1, l’admiration, l’attente, la frustration (la place réduite de la famille dans les préoccupations de Louis), sa stratégie (l’écriture pour « se sortir d’un mauvais pas »
- la musicalité de la tirade monologuée, vraie partition tant dans la forme que le fond (recours possible au registre lyrique pour en souligner l’importance, géographie du discours dans la page, phrasé, diction)
- l’impossible nostalgie face à un Louis qui voudrait toujours « paraître être en vacances »
- le silence de Louis, son rire (c’est une sorte de don, je crois, tu ris)
- ouverture : naissance d’une écriture dramatique à la fois fascinante et rebutante dont le langage est la clef.



II – La dissertation


Sujet : Le théâtre met souvent en scène des conflits d’origine familiale. Pensez-vous qu’on puisse les réduire au seul cercle de la famille ? Vous répondrez à cette question en vous référant à des exemples précis tirés du corpus, mais aussi des pièces que vous avez étudiées, lues ou vues personnellement.


Analyse rapide du sujet


- Rapide vérification des connaissances des élèves en théâtre en posant la question générique, mais sans la rendre systématique. Le conflit familial est présent aussi bien dans la comédie que dans la tragédie. Il est même systématisé dans le drame bourgeois (Diderot, Sedaine) et dans le vaudeville (Feydeau, Labiche, par exemple)
- Origines du théâtre antique : les Atrides, les Labdacides, grandes familles aux généalogies fondatrices des mythes de l’humanité. Réécriture des tragédies classiques ; drames shakespeariens ; conflits de pouvoir dans les familles de sang ; comédies française, scandinave, russe, par exemple ; drames bourgeois et romantique, etc.
- Nécessité d’opposer la thématique familiale à une problématique plus large : relations de pouvoir ; théâtre politique ; théâtre épique de Brecht ; théâtre de l’absurde ; théâtre contemporain à l’écoute des soubresauts du monde, par exemple
- Réduction du sujet à un type de conflit, mais ouverture plus importante sur d’autres enjeux du théâtre


Pistes de développement du sujet


- Le théâtre de l’intime chez Lagarce ; la question du retour ; réécriture des grands mythes (Ulysse, Oreste) ; bouleversement de l’ordre familial par une de ses figures de résistance : Louis, d’où l’impossibilité de dire la mort prochaine à la mère, au frère, à la sœur, la maison familiale n’étant plus le lieu de cette déclaration. Le rapport des autres membres de la famille à la solitude de Louis, à une certaine « marginalité » : il ne vit pas comme eux, dans un schéma traditionnel.
- Dans la tradition de la comédie sans parler du vaudeville où c’est la règle, le conflit familial revêt une forme de critique sociale souvent acerbe ; chez Molière, c’est l’occasion de pointer les dysfonctionnements de cet ordre, ses abus, ses codes ancestraux, sa tyrannie (le despotisme d’Harpagon sur les siens par le règne de l’argent ; la « piété dangereuse » d’Orgon mettant en péril la structure familiale en intronisant en son sein un imposteur ; chez Tchekhov, l’équilibre de la famille ne résiste pas aux appels de l’extérieur (Oncle Vania, La Cerisaie), autant de signes avant-coureurs de la fin d’un monde. Même chez Lagarce cet ordre est menacé, voire tourné en dérision avec Les règles du savoir-vivre dans la société moderne. C’est la construction même de cet ordre, avec ses conventions, ses rites, ses devoirs qui est explosée dans l’écriture.
- Dans la tragédie, les questions de domination restent au cœur du conflit : la condamnation à mort d’Antigone par son oncle Créon chez Sophocle ; la lutte sans merci de Néron contre Britannicus dans une lutte de pouvoir hallucinée par la haine fratricide ; la conception fanatique de l’honneur d’Horace face à Camille.


Ainsi le conflit familial constitue bien le socle du théâtre des origines, mais il y échappe souvent dans son histoire.


- Importance des enjeux du théâtre politique. Les grandes pièces de Corneille mettent en scène les appas du pouvoir (Suréna, Cinna et la question de l’exercice même de ce pouvoir), tout comme chez Shakespeare (Richard III, Hamlet, Antoine et Cléopâtre)
- La tragédie racinienne laisse bien souvent de côté la seule question du conflit familial pour présenter des héros dévorés par des passions qui les dépassent : Phèdre, Bérénice, Andromaque, autant de destins de femmes qui se débattent dans des conflits intérieurs à la mesure de leurs désirs ou de leur renoncement ou de leur fidélité érigée en devoir absolu. A l’opposé, dans les comédies de Marivaux, les jeux du travestissement, la mise à l’épreuve des sentiments, les inversions des classes sociales (maître/valet) dans ce seul but inscrivent le conflit dans une comédie de dupes. La mise en scène des stratégies amoureuses finit par mettre à jour les intentions profondes, donc l’échec, comme dans La Fausse suivante.
- L’épopée brechtienne vient aussi contredire ce présupposé avec Maître Puntila et son valet Matti, Grandeurs et misères du IIIème Reich, par exemple. Le conflit se développe dans le rapport du peuple au pouvoir qui veut soumettre celui-ci à ses exigences ; l’importance des réponses collectives façonne la dramaturgie même, comme dans Mère courage.
- Les conflits du monde, la transformation des sociétés, les tyrannies, les peuples déplacés, l’histoire des colonisations, les destins politiques individuels, les grandes figures héroïques ont nourri et nourrissent encore le théâtre.
- Le théâtre de Beckett ou celui de Ionesco dans sa forme la plus extrême oppose aussi un démenti au pur conflit d’ordre familial. Le langage y devient l’actant principal, et la notion de conflit disparaît au profit d’une humanité dépossédée de ses codes linguistiques habituels (Le monologue de Lucky dans En attendant Godot en est un exemple significatif, tout comme la longue tirade du pompier dans La Cantatrice chauve ; filiation oblige, les Tardieu, Dubillard, Novarina, Durif aujourd’hui explorent ces territoires nouveaux du dialogue avec un égal bonheur permettant en outre de renouveler un genre qui finit par s’user dans la répétition de ses ressorts traditionnels. Le « mécanisme du langage » a remplacé la machine théâtrale tout court. « La machine à dire », selon la formule de Novarina se retrouve dans Juste la fin du monde. Ainsi les personnages de Lagarce bousculent le rituel familial dans cette tentative éperdue de « dire, raconter ».


- La conclusion s’impose : ce n’est pas le conflit, fût-il uniquement familial, qui fonde la dramaturgie dans son ensemble, mais la manière dont le théâtre peut se servir éventuellement de la sphère privée pour jauger le monde, pour réinventer des personnages, reconstruire des identités. Mais à l’heure de l’éclatement de la notion même de famille, en tout cas en occident, la question de la survie de ce théâtre peut dès lors se poser. En ce cas, la pièce de Lagarce inaugure une synthèse inattendue et prometteuse par l’émergence de ce que J.-P Ryngaert appelle le « logodrame », « le drame du personnage et celui du langage », expérimenté par N. Sarraute.


III – L’invention


- Valoriser pour ce sujet le relevé et l’exploitation des frustrations et reproches de Suzanne (le départ inexpliqué de Louis, l’attente, son retour, son don d’écrivain, son affection pour les siens)
- Ne pas attendre des élèves qu’ils écrivent comme parlent les personnages de la pièce, ce qui serait un contresens !
- Valoriser une lettre au langage soutenu, très travaillé, littéraire, ce qui correspond à l’idée que Suzanne se fait du talent épistolaire de son frère
- Toute lettre qui donnera des explications au départ de Louis, qui pourrait faire allusion à son lourd secret, au choix de la destinataire (Suzanne) devenue pour le coup une sorte de confidente doit être valorisée.


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