: À propos de Woyzeck
par Stéphane Braunschweig, octobre 1999
Aujourd’hui j’aborde Woyzeck pour la troisième fois, cette fois-ci
en allemand et en Allemagne, et ce n’est sans doute pas la
dernière: il est des textes qui vous accompagnent, qui vous
changent et qui changent eux-mêmes au gré de la vie et des
transformations du monde. Woyzeck fait partie de ces textes
qui, tels des caisses de résonance, se chargent des échos du
monde: dire cela, ce n’est pas amoindrir la qualité intrinsèque
du texte, qui à chaque relecture révèle toujours plus de
secrets; c’est dire au contraire que, se dérobant à toute
interprétation définitive et donc à tout discours réducteur,
sa richesse le rend ouvert à toutes sortes de traversées.
Aujourd’hui la figure du Bonimenteur qui tenait une place
essentielle dans ma première mise en scène il y a onze ans me
semble devoir être mise en retrait, ainsi que tout ce qui
avait trait à l’univers forain. Le petit chapiteau cédera la
place à un espace plus abstrait, plus mental aussi, une série
de carrés blancs pour figurer une rationalité avec laquelle
Woyzeck ne peut composer.
Aujourd’hui les figures du Docteur et du Capitaine, plutôt que
figures bourgeoises de la domination, m’apparaissent comme
figures du cynisme et de la mélancolie, et en ce sens porteuses
d’une “folie” très contemporaine. Il ne s’agit pas pour Woyzeck
de lutter contre eux, mais de se frayer un chemin parmi eux,
un chemin qui les évite pour se forger sa propre identité.
Woyzeck cherche une place, une place et aussi un langage.
Cette place, il lui faudrait la trouver hors de l’Armée, et ce
langage, hors de la Bible. L’Armée et l’Église sont les deux
référents principaux du monde dans lequel les personnages de
Woyzeck évoluent. Cela ne m’avait jamais autant frappé;
j’avais jusque-là considéré que ces référents étaient trop
liés à l’époque de Büchner pour avoir encore pour nous du
sens, ordres révolus de sociétés d’ancien régime. Mais l’Armée que
Büchner suggère n’a rien de glorieux, rien d’inoffensif non
plus: dans son oisiveté, elle semble structurer du vide, et
l’uniforme servir de cache-misère à l’absence d’idéaux. Parade
pathétique du Tambour-Major, torture mélancolique du Capitaine
qui meuble de morale son vide existentiel. Quant à l’Église,
elle n’est apparemment pas présente dans les fragments de
Büchner, mais le texte est truffé de citations bibliques qui
évoquent souillure, péché et corruption: Woyzeck et Marie
s’y raccrochent souvent, et le meurtre de Marie peut se lire
aussi, au-delà du drame de la jalousie, comme une entreprise
de purification.
Il y a dans Woyzeck diverses formes d’aliénation, certaines
plus visibles, d’autres plus insidieuses en ce qu’elles parviennent
parfois à donner l’illusion de la liberté: ces formes d’aliénation,
il ne s’agit pas pour nous de les dénoncer, ni même peut-être
de les décrire, mais de les laisser nous renvoyer à notre propre
besoin d’exister et de s’affirmer dans un monde où l’on ne
sait parfois plus très bien à quoi l’on sert, où l’on peine à se
“centrer” et à dépasser ce sentiment d’impuissance qui nous
fait mettre trop souvent sur le même plan de la fatalité
mondialisation et catastrophes naturelles...
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