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Viol


: A propos de la pièce

Aucun de mes autres livres ne s’est imposé à moi plus vivement, je dirais même plus brutalement, que Viol. Je ne me souviens pas d’avoir eu le projet même vague d’écrire quelque chose sur le sujet de l’inceste avant un certain jour de juillet où, dans ma voiture, j’ai entendu les bribes d’un entretien entre un journaliste et une femme ; j’avais pris l’émission en route, je devinai qu’il s’agissait de violences sexuelles sur des enfants, de la responsabilité des adultes. J’écoutais d’une oreille distraite jusqu’au moment où j’ai entendu la voix de la femme, une voix basse, rechignée, populaire : « Pourquoi je lui en voudrais ? I m’a rien fait, à moi ».

« I m ‘a rien fait, à moi » !
J’arrivais à mon rendez-vous, je coupai la radio et je n’en sus pas davantage. Mais ce propos fugitif, inouï dans sa profondeur involontaire, m’avait retournée. J’y pensais toute la journée et dès le lendemain j’entrepris de le déplier, de le déployer dans un récit, abandonnant tout autre travail en cours. Sans plan, sans projet : rien que cela, entourer cette phrase formidable (au sens ancien : qui remplit d’effroi, d’épouvante) d’un corps et d’une vie. Dire ce qui rendait une telle phrase possible. D’abord j’avais commencé par raconter de l’extérieur, la cité, le décor, les gens. Très vite, j’ai abandonné pour un dialogue et des voix directes. Mais en l’écrivant, je ne savais rien de ce qui allait se passer ; juste cela : « I m’a rien fait à moi ».
Mado n’en veut pas à Lucien. Pourquoi ? Comment est-ce possible ? Qu’est-ce qui s’est noué, là, entre un homme et une femme, avec les enfants de l’un et de l’autre, dans l’intimité des petits matins, l’odeur du café au lait, les vêtements encore moites de la nuit, les lits défaits ? C’est quoi, « une famille » ? Situations, circonstances, personnages, se sont dégagés au fur et à mesure ; tout se découvrait dans une nécessité totale. La peur de Mado, sa défense maladroite, ses ruses, puis ses défaites et enfin, l’aveu de sa double faute : la violence faite à sa fille (« soumets-toi ») ; la dénonciation anonyme de Lucien (« tu ne m’abandonneras pas »). La voix entendue à la radio disait tout cela, et d’abord son amour pour Lucien, un amour de midinette longtemps refoulé et une sexualité enfin accomplie ! Il y a de quoi en bouleverser de plus fortes qu’elles. Alors, en elle, il n’y a plus que le désir de le garder à n’importe quel prix, fût-ce le corps de sa fille. Ou alors qu’il meure ! C’est ce qu’il fera. Il a très bien entendu, compris. Ce que, en revanche, la voix entendue à la radio ne disait pas, c’est la nécessité de l’aveu. Comme dans Crime et Châtiment ! On ruse, on tourne autour, mais il n’y a rien à faire, il faut que ça sorte. En avouant, Mado « se rachète », c’est sûr. Pas au sens chrétien, évidemment, mais comme elle le dit elle-même, parce que, si elle parle enfin, et dit enfin la vérité, « ce sera tout de même moins moche ». Alors, elle n’a plus qu’à mourir. On n’est plus dans le fait-divers, on est dans la tragédie ; la littérature force, condense, rassemble, durcit, cerne d’un trait plus noir. Mais un fait-divers est toujours tragique, il suffit qu’on le révèle. Le récit de fiction est ce révélateur, parce que justement c’est de la fiction, de l’imagination, émue, agissante, avec des scènes et des personnages inventés, et non la sténographie d’un procès.
Je n’ai jamais cherché la restitution phonographique (et photographique) des voix, des situations, des personnages. La voix de Mado, les tournures « populaires » dans le langage de Mado, ce n’était pas un problème – j’ai tout ça dans la tête, la mémoire des films, des conversations entendues, dans la rue, au marché, partout – mais j’en ai usé très modérément.
Ce qui m’intéressait passionnément et qui m’a fait trouver les choses et les écrire dans l’urgence, c’est la curiosité intense que j’avais d’elle, de sa vie, de son destin. L’horreur de son crime (mettre sa fille dans le lit de Lucien, c’en est un, elle a bafoué, volé (violé) l’enfance de cette enfant) – l’horreur donc que m’inspire son crime me donnait un désir fou de comprendre, qui peut s’appeler aussi pitié. Qui est-elle? D’où vient-elle ? Qu’a t-elle vécu, connu, souffert ? Rien ne se saurait, rien n’aurait lieu sans la rencontre entre deux femmes : la questionneuse, et elle. Entre elles une relation se noue, une progression, une amitié ce serait trop dire. Mais de l’humanité, de la compréhension circulent entre elles. Elles en sortent changées. C’est beaucoup. Ecrire, c’est croire à ces changements-là, c’est les vouloir. Voilà, c’est tout. Maintenant, c’est à vous.


Danièle Sallenave
Septembre 2002

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