theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Une fête pour Boris »

Une fête pour Boris

+ d'infos sur le texte de Thomas Bernhard traduit par Claude Porcell
mise en scène Denis Marleau

: Entretien avec Denis Marleau

Pourquoi revenir à Thomas Bernhard après avoir déjà mis en scène Maîtres anciens ?


C’est récemment que je suis tombé sur Une fête pour Boris. Si je me suis souvent senti moins concerné par son théâtre que par ses récits, là j’ai été happé, pris au jeu de cette pièce étrange dès la première lecture. Une pièce qui m’a fait rire autant qu’elle m’a déconcerté. Tant et si bien que j’ai décidé de la monter au plus tôt. Il y a d’abord le plaisir de retrouver cette langue musicale avec son humour décalé, frôlant un grotesque, que j’avais déjà abordé dans mes premiers spectacles de Kurt Schwitters, plus tard avec Maîtres anciens, ou plus récemment dans Les Reines de Normand Chaurette. Il y a aussi mes travaux sur Samuel Beckett et Maurice Maeterlinck qui ont pu jeter un éclairage nouveau sur ce premier théâtre de Thomas Bernhard et qui place Une fête pour Boris dans la poursuite de mes recherches sur la condition ambiguë du personnage et de l’acteur sur scène. Enfin, le choix d’un texte se conjugue souvent avec celui d’un interprète, et j’ai voulu proposer le rôle de la Bonne Dame à Christiane Pasquier, une complice de plateau depuis 1993 et qui a joué notamment ces deux dernières années des personnages qui m’ont semblé être reliés par quelques rhizomes, à celui de la Bonne Dame. Christiane a été en effet la Martha de Ce qui meurt en dernier de Normand Chaurette, puis la mère du Complexe de Thénardier. Dans la première, le personnage fantasque et solitaire de la Comtesse Martha Von Geschwich qui attend impatiemment d’être assassinée par Jack l’Éventreur, la projetait dans un quasi monologue plein de musique et d’humour noir, tandis que la mère imaginée par José Pliya convoquait la complexité tragique d’un rapport maître-esclave sur fond de guerre. J’ai donc eu envie de creuser et de poursuivre ce travail d’interprétation avec Christiane et nous nous sommes dit que nous pourrions aborder un tout autre registre de jeu avec Thomas Bernhard.


Une fête pour Boris est le premier texte dramatique de Thomas Bernhard. Pensez-vous qu’il contient déjà, comme souvent avec les premières pièces, tous les thèmes que l’auteur développera par la suite ?


Cette première pièce représente, selon moi, une sorte de tableau primitif et synthétique des motifs que Thomas Bernhard ne cessera de développer et de raffiner par la suite. Dans ce tableau, on retrouve plusieurs de ses thèmes de prédilection, comme l’impuissance fondamentale d’agir sur sa vie et le monde, la tentative vaine de la création comme mode d’existence et d’opposition, la solitude, le handicap, le couple improbable et interdépendant, l’imposture, l’appel du suicide, l’aversion des intellectuels ou l’inutilité des artistes que l’on assimile à des amuseurs publics, des prestidigitateurs ou des bonimenteurs. Mais tout cela dans une étonnante contraction qui fait appel aux artifices très directs du grotesque et à une imagerie presque enfantine. J’ai été frappé de voir combien Thomas Bernhard s’amuse avec ces artifices théâtraux pour créer des contrepoints au langage, des images et des situations impossibles qui dévoilent le côté dérisoire de ce qui aurait pu être une tragédie.
Ce dessin à la fois précis, minimaliste et synthétique, s’applique aussi aux personnages. Au cours des répétitions nous nous sommes dit souvent que cette Bonne Dame sans jambes qui ne cesse de parler, d’écrire la nuit des lettres qu’elle n’envoie pas et qui rêve de « se jouer » elle-même en société comme elle « se joue » elle-même chez elle « jour après jour » au lieu d’accepter l’imposture des mondanités, incarne en soi une sorte de figure miroir et négative de Thomas Bernhard lui-même. Elle renvoie aussi, dans ses rapports de domination avec Johanna et Boris, à la figure de « la Tante », dame protectrice et mécène de l’écrivain avec laquelle il entretenait des rapports ambigus, oscillant entre la nécessité, la complicité et l’humiliation. Si la Bonne Dame s’approprie Johanna et Boris, l’une étant littéralement son prolongement (ses jambes) et l’autre son miroir monstrueux et morbide (un cul-de-jatte puant et demeuré), elle reste fondamentalement seule, dans un monologue ininterrompu qui tourne à vide. Ce monde clos de figures solitaires et incomplètes qu’elle orchestre par défaut est à son image comme il est aussi à l’image de la constellation des motifs de l’oeuvre de Thomas Bernhard qui permutent entre eux, à l’intérieur de celle-ci, s’incarnant dans une langue. Une langue qui devient la forme de ses obsessions et qui puise dans son autobiographie de façon organique et profonde. Cette permutation que Bernhard assimile à la composition musicale comme chez Beckett opère donc sur le ressassement de ces obsessions ou de ces images fondatrices, structurantes de l’inconscient. Le motif devient forme, le thème une variation. Dans cet ordre des choses, ça devient intéressant pour moi de concevoir son univers comme un espace combinatoire qui joue avec ces obsessions en configurations et formes variables.


Votre travail précédent sur Les Aveugles de M. Maeterlinck a-t-il influencé votre choix présent ?


Il est certain que l’étrangeté et la dimension chorale du banquet de la dernière partie de la pièce auquel sont conviés treize culs-de-jatte m’ont interpelé comme ce fut le cas pour ce groupe d’aveugles immobilisés dans le noir. Mais il y a un lien à faire aussi avec les Trois derniers jours de Fernando Pessoa que j’ai monté en 1997 et où il a fallu trouver une forme aux doubles hétéronymes de l’auteur. C’est alors que j’ai utilisé pour la première fois la vidéo au service du personnage, laquelle m’a permis de projeter sur plusieurs formes d’effigies ces doubles du visage de l’acteur qui jouaient avec celui-ci présent sur scène en chair et en os. On trouve dans la dernière partie d’Une fête pour Boris ce mélange du vivant et du mannequin vidéo dans un contexte tout aussi funèbre que carnavalesque, cohabitant dans une sorte de cauchemar hilare. Mais c’est vrai que j’ai été frappé par des ressemblances entre le texte des Aveugles et cette dernière partition chorale d’Une fête pour Boris, jusqu’à dans certaines répliques où les infirmes, à l’instar des aveugles, racontent leurs rêves, parlent de leurs manques, de leur infirmité et de leur incapacité à agir. Ils réaliseront d’ailleurs qu’il y a un mort parmi eux à la toute fin… Et comme Maeterlinck, Bernhard attribue à ces personnages le type d’appellation générique telle que « jeune infirme », « vieil infirme » et s’il y a chez lui une tentative de les nommer, ce sont les mêmes cinq prénoms qui permutent entre eux de façon aléatoire. Là s’arrêtent les ressemblances car au silence s’opposent ici les rires, les clameurs et les récriminations bruyantes. Nous ne sommes plus dans un monde essentialiste qui fait appel aux sensations mais plutôt devant un simulacre de monde dont les artifices se déclinent peu à peu, se donnant en spectacle. Nous ne sommes plus spectateur d’une fantasmagorie illusionniste mais face à une machinerie hyper théâtrale qui joue de ses rouages. Et si le choral final de la pièce est joué par un seul acteur, Guy Pion, que la projection vidéo va décupler en treize mannequins culs-de-jatte, ce ne sont plus les masques d’un seul visage aveugle mais plutôt un jeu de métamorphoses physionomiques qui fait entendre cette polyphonie de la voix bernhardienne. Un choeur de personnages bigarrés, différenciés, dont on peut percevoir l’humanité et la vulnérabilité. Ici le personnage virtuel n’est plus au centre de la représentation – il en constitue seulement une de ses parties, certes culminante – mais présent au même titre que l’acteur, le masque ou la poupée. Dans les deux premiers tableaux, la vidéo est en effet quasi inexistante. En ce sens, c’est une démarche pour moi d’intégration et de réappropriation du personnage vidéo au sein de la représentation comme un artifice parmi les autres.


On sait que Thomas Bernhard s’intéressait aussi aux marionnettes.


Son intérêt pour la marionnette se retrouve déjà dans un premier essai dramatique inédit intitulé La Montagne, (Der Berg), dont le sous-titre est « un spectacle pour marionnettes en tant qu’êtres humains ou êtres humains en tant que marionnettes », écrit juste avant Une fête pour Boris. Cet intérêt s’exprime aussi dans la présence des corps mutilés, fragmentés, des masques d’animaux et de marionnettes comme celles qu’il imagine dans cet autre banquet de la pièce Les Célèbres par exemple, miniatures des grands hommes portées par les convives. La figure de la marionnette est aussi suggérée par la condition même des personnages en général chez Bernhard, qui, manipulateurs ou manipulés, sont au fond pris dans leur propre aliénation, les fils étant littéralement évoqués par les tubes de perfusion des malades… Dans Une fête pour Boris, Thomas Bernhard utilise plusieurs procédés de transformation du personnage, du jeu enfantin de la Bonne Dame qui essaie des chapeaux et des gants au costume de la reine, en passant par le masque de cochon imposé à Johanna. Dans le même sens et à l’instar des permutations langagières de l’auteur, j’ai eu envie de jouer aussi de ces variations sur la qualité et la présence du personnage en les amplifiant. En effet, Une fête pour Boris est une pièce dont les trois parties agissent un peu comme trois paliers de théâtralité qui, en crescendo, vont culminer vers la fête. Je respecte ce mouvement mais en jouant, en plus, sur le travestissement, la métamorphose, le changement d’échelle ou la duplication en poupées vidéo comme autant de variations sur le « déguisement » au sens enfantin du terme. C’est-à-dire que toute forme de présence, aussi artificielle que conventionnelle, devient le principe de réalité de ce monde clos. Un jeu assumé, fabriqué, inventé où l’on peut faire parler les poupées, où l’on peut permuter, multiplier les identités et les corps à l’intérieur du même système, où l’art devient aussi risible que terrible en passant par le grotesque. Cette relation du monde de l’enfance avec la mort me renvoie inévitablement à Tadeusz Kantor dont les images me hantent toujours.


Quel sens donnez-vous à la présence de ces corps mutilés ? Thomas Bernhard fut lui-même un grand malade dans sa jeunesse.


Une représentation qui insisterait sur l’aspect physiologique de l’infirmité chez les personnages me semblerait assez réductrice car chez Thomas Bernhard, son approche n’est pas que liée à une critique du monde hospitalier. Certes son histoire personnelle avec les hôpitaux est constitutive de cette colère mais elle s’inscrit dans une critique beaucoup plus large de sa société, de son pays. Si, comme chez Samuel Beckett, la maladie et le handicap met en relief l’inaction, la fragilité et l’impuissance des personnages, il y a en revanche chez lui une blessure personnelle liée à son rapport à l’Autriche, pays littéralement amputé, partagé après la guerre et schizophrénique par rapport à son passé nazi. Sa critique est beaucoup plus profonde et dans le passage du texte au français, il est difficile de transposer ce lien, d’entendre les allusions précises qu’il y fait en langue allemande. Il devenait donc important pour moi d’ouvrir le sens et l’interprétation du texte en éclatant sa forme scénique hors d’une réalité « clinique » sans nier la cruauté du morcellement des corps et en se méfiant de tout pathos, de toute pose sentimentale. Je devais replacer cette réalité dans une sorte de théâtre de la mort, dérisoire, intemporel, clos sur lui-même et qui se rejoue à l’infini.


Comment voyez-vous le couple maître-esclave dans cette pièce ? Peut-on y voir une correspondance avec l’oeuvre de Jean Genet ?


Avec sa supériorité économique de dame patronnesse, la Bonne Dame établit, en plus, de par sa condition d’handicapée, la tyrannie du faible soumettant les autres à une dictature féroce. Par exemple, en condamnant Johanna à être attachée à une chaise pendant la fête pour devenir cul-de-jatte comme les autres ou en maintenant Boris dans une dépendance infantilisante. Mais hors de ce schéma de domination, qui revient sous plusieurs variations dans l’oeuvre de Thomas Bernhard, c’est par le langage que s’installe la tyrannie d’un personnage sur un autre.
Si Johanna est une servante qui répond aux ordres de sa maîtresse, jusqu’à se transformer en cochon, c’est surtout par la parole qu’elle est dominée, condamnée au mutisme volontaire ou non et à écouter sans broncher les soliloques de sa maîtresse. Lorsque Johanna s’exprime c’est soit pour répondre à la Bonne Dame, soit pour répéter ses propres mots ou pour lui faire la lecture. La Bonne Dame instrumentalise totalement le discours des autres et le cadre. Sa logorrhée domine Boris, dont les limites mentales ou la résistance passive étouffe tout discours et qui ne s’exprime que par les formes primitives du cri animal et du tambour. Cette structure dominante du personnage parlant sur celui qui est silencieux est reprise dans presque toutes ses pièces. La Bonne Dame agit comme une mère dévorante mais surtout une mère gaveuse ; autant de mots que de nourriture et d’argent. Mais au bout du compte, toute relation est impossible. La Bonne Dame est fondamentalement seule. Son couple est stérile et dissymétrique ; son lien avec Johanna est marqué par une aliénation réciproque. C’est aussi cette solitude profonde qui nous a dirigés vers une approche d’un monde inventé, fabriqué, qui tourne à vide sur lui-même. Toute ouverture sur l’autre ou sur le monde est impossible. C’est en fait et surtout une pièce sur la solitude…
Quant à l’influence de Genet, en effet on en trouve des indices : les Bonnes qui essaient les gants et les robes, dans le premier acte ; la projection fusionnelle entre celles-ci et leur maîtresse, le théâtre mis en abîme, les jeux de miroir et de rôle…
Et dans notre approche particulière d’Une fête pour Boris, ce lien peut-être se tisse davantage avec Genet en jouant sur le travestissement et le dédoublement des personnages.


On parle souvent d’une musicalité de la langue « bernhardienne ». Qu’en pensez-vous ?


Tout texte reste pour moi une pensée à déchiffrer et une musicalité à faire entendre. Paradoxalement, Thomas Bernhard conspuait son pays qui ne valorisait et ne s’intéressait qu’à la musique et pas à la littérature. Mais c’est pourtant en évoquant la musique qu’il parle le mieux de son processus d’écriture. Dans un entretien, il dit : « Je suis justement quelqu’un qui a le sens de la musique. Et écrire de la prose a justement à voir avec la musicalité. L’un respire par le ventre – les chanteurs ne respirent que par le ventre, parce qu’autrement ils ne pourraient pas chanter – et l’autre doit précisément transférer la respiration du ventre au cerveau. »
C’est ce qui me passionne profondément, la musicalité de sa langue avec ses réitérations, ses modulations, ses ressassements vertigineux où l’exaspération et l’irritation en deviennent tour à tour tragi-comiques, jubilatoires et se métamorphosent en trames « psalmodiantes ». Ce sont autant de vertiges qui soudainement font apparaître l’humanité de ces voix, leur fragilité, leur détresse et même leur désir de vivre malgré tout.


Propos recueillis par Jean-François Perrier

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.