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Une Anthologie de l'Optimisme


: Entretien avec Pieter De Buysser et Jacob Wren

Ils se sont rencontrés il y a dix ans, à Londres, à l'occasion d'un spectacle que jouait alors le Canadien Jacob Wren intitulé It's easy to criticize. Pieter De Buysser a beaucoup aimé et s'en est suivie une correspondance par e.mails. Puis ils se sont retrouvés à Gand, où ils participaient tous deux à une performance autour du livre de Naomi Klein, No logo. À l'époque, Jacob Wren a déjà l'idée d'un spectacle qui tournerait autour de l'optimisme. Il la confie volontiers, espérant la voir rebondir. Pieter l'attrape au vol, mais ne réagit pas dans l'immédiat. À Berlin, il y a trois ans, ils se retrouvent de nouveau. Pieter demande à Jacob où il en est. Nulle part. Ces deux « écrivains-créateurs » décident alors de s’atteler ensemble à cette anthologie sérieuse, joyeuse et ludique, où ils partent en quête de la définition et de la possibilité d’un « optimisme critique ».



Comment avez-vous travaillé ensemble ?


Pieter De Buysser : Essentiellement en discutant beaucoup ! En passant du temps dans les cafés de Bruxelles, de Gand, de Berlin. À échanger des idées sur les livres, les films, la philosophie… Le spectacle est vraiment la confrontation entre nous deux et nos façons différentes de réagir à la vie.


Jacob Wren : Ce qu'il y a, c'est que nous n'essayons pas de surmonter nos désaccords, de les dissimuler. Nous les laissons exister. L'année où nous avons commencé à travailler ensemble, c'était pendant l'administration Bush. Je trouvais alors extrêmement difficile d'être optimiste. Je ne lisais même plus les journaux. Mais je pensais aussi que c'est dans les temps les plus noirs que nous avons le plus besoin d'optimisme… Et Pieter, lui, est un optimiste remarquable !


Pieter De Buysser : Je ne dirais pas ça ! Disons que, quand je pense aux dérèglements du monde, je me dis qu'il faut que je trouve une réponse, que je dois faire quelque chose. Mais ça ne veut évidemment pas dire que la vie est belle et qu'on ferait mieux de simplement l'apprécier. Cela dit, nous partons, Jacob et moi, du même constat, et de la même envie d'inventer des possibles, de chercher ce qui peut changer.


Optimisme, pessimisme, que vous inspirent finalement ces catégories ?


Pieter De Buysser : Le point de départ a été le constat que nous vivions sous une idéologie qui ne disait pas son nom et qui est celle du pessimisme, en art comme en politique. Cela correspond à une obsession de la protection : protéger notre sécurité sociale, nous protéger des étrangers. Autrement dit, nous vivons dans la riche forteresse Europe, avec les portes closes, dans une idéologie de la peur. Et l'art a suivi, investi par les jérémiades, la plainte… Je ne suis pas intéressé par un art de la plainte et de la consolation.


Jacob Wren : L'idée qui domine est que l'art véritable est sombre. Il y a même une véritable compétition de celui qui se montrera le plus cruel, noir, négatif. Le reste, c'est pour Hollywood et son idéologie de "l'entertainment". D'ailleurs, pour l'anecdote, partout où je voyage, en Scandinavie, au Japon, en Belgique, en Allemagne, on me dit que c’est le pays qui a le plus fort taux de suicide. Comme si c'était la preuve de sa profondeur ! Continuez de creuser votre tombe, vous ferez du grand art !


Pieter de Buysser : En même temps, nous ne voulons pas tomber dans la naïveté. L'ex-Premier ministre belge, que nous avons interrogé, parle de l'optimisme comme un devoir moral, ce qui est très loin de l'optimisme critique que nous cherchons ! Nous espérons une autre forme d'optimisme. Quand Obama a été élu, nous avons cru que nous y étions : nous nous disions, “l'optimisme critique existe et Obama en est la preuve !” Nous avons un peu déchanté depuis. L'optimisme critique n'est donc pas quelque chose que l'on voit mais quelque chose que l'on aimerait voir ! C'est surtout une question politique : où est-ce que je me situe dans ce spectre optimisme / pessimisme, qu’est-ce que j’en fais ?


Vous avez sollicité l'avis d'un certain nombre de personnes en leur adressant une lettre leur demandant quelle serait selon eux leur façon d’envisager l’optimisme critique à l’aube du 21e siècle…


Pieter de Buysser : Oui, à force de discuter, nous avons écrit une lettre à cent quarante personnes, issues de différents domaines (artistes, écrivains, hommes d’affaire, politiciens, scientifiques…), dans laquelle nous leur demandions une contribution sur cette question, qui pouvait prendre la forme d’un texte, d’un dessin, d’une image, d’un morceau de musique… Quarante-huit ont répondu. Nous nous servons de leurs réponses dans le spectacle. Dans chaque ville où nous jouons, nous faisons une sélection différente de quelques contributions et nous les discutons sur scène. Le spectacle a ainsi un fil rouge très écrit mais il est ouvert au changement. La structure est fixe, le texte peut évoluer.


Jacob Wren : Nous travaillons à partir de la réalité, sans doute parce que nous avons besoin de sentir que quelque chose est réel, authentique. Nous essayons aussi de diversifier les approches et les points de vue. Nous avons désespérément essayé d'avoir des contributions de gens qui n'étaient pas d'accord avec nous, mais ce n'est pas facile !


Pieter de Buysser : Nous utilisons les contributions d'autres personnes pour transformer nos positions. Nous sommes des « maîtres ignorants » pour reprendre la terminologie de Jacques Rancière, mais nous ne sommes pas naïfs au point de croire à la pluralité des voix… Nous sommes très clairs sur le fait que nous choisissons, donnons une forme. Nous ne commentons pas, nous réagissons. Par ailleurs, nous mettons les contributions en ligne sur le site web conçu spécialement à cette occasion. Ainsi, certaines personnes réagissent sur le site sans avoir vu le spectacle.


Jacob Wren : Et dans le spectacle, nous suggérons aux gens d'envoyer des contributions sur le site web. Pour nous, le site et le spectacle sont aussi importants l'un que l'autre.


Comment transposez-vous cela sur scène ?


Pieter de Buysser : C'est une lecture-performance. Ce n'est pas comme à l'université mais ce n'est pas non plus "un bon spectacle" au sens du spectaculaire, de la scénographie, de l'émotion, de la violence etc. D'ailleurs, ce terrain est déjà pris puisque aujourd'hui beaucoup de domaines, à commencer par la politique, sont devenus théâtraux. Il n'y a qu'à regarder le feuilleton Sarkozy et Carla. Le théâtre ne consiste donc pas à reproduire sur une scène les événements qui surviennent dans une société théâtrale. Comme le dit Badiou, l'art a ses propres événements, l'art peut faire césure. Nous, nous utilisons simplement le fait que nous sommes assis ensemble et que nous présentons quelque chose. C'est très simple, très physique. On utilise tous les moyens qu'offre le théâtre, les gestes, la voix. Nous fonctionnons en cultivant le muscle de notre imagination.


Jacob Wren : Ce qui est vital dans l'art aujourd'hui, c'est la volonté de dire quelque chose de clair, de ne pas avoir peur d'entrer dans la polémique, ou le didactisme. Les artistes ont peur d'être didactiques et cette peur est en train d'étrangler l'art.


Est-ce que ce travail se situe dans une continuité par rapport à vos précédents travaux ?


Jacob Wren : J'ai fait des travaux très différents même si je pars toujours de questions philosophiques, théoriques. J'ai commencé en dirigeant les autres pour mes propres spectacles. Puis je me suis dit que je ne pouvais pas demander ce que je ne faisais pas moi-même, je ne voulais pas "diriger d'en haut". Par ailleurs je viens du punk rock et je continue à croire à l'élan du "do it yourself" : l'idée qu'on peut rentrer chez soi et former un groupe, que chacun peut le faire. Ici, nous jouons en tant que "nous-mêmes", nous parlons comme nous parlerions au café. Nous sommes peut-être un peu plus nerveux, mais nous ne cherchons pas à le cacher. Être soi-même sur scène change forcément des choses.


Pieter De Buysser : Pour moi c'est une évolution logique parce que, par exemple, j'ai organisé un coin de "libre parole" à Anvers quand j'avais dix-sept ans. L'extrême droite montait et je trouvais qu'il y avait quelque chose de pourri. Des gens venaient, des musiciens, des poètes. Je pourchassais le rêve de Lautréamont, de faire « le poème de tous pour tous ». Un rêve impossible mais que je continue de poursuivre ! Mais c'est aussi un grand changement car c'est la première fois que je suis sur scène. L'engagement est beaucoup plus intense et cela me donne curieusement des réactions plus viscérales, même face aux autres spectacles. Je suis plus conscient de l'importance politique, éthique, de chaque décision que l'on prend sur le plateau. Ce n'est pas une question de goût, c'est une question d'acte ! Le paradoxe, c'est que par ailleurs, j'écris aujourd'hui des romans. Mais au fond c'est sans doute la même chose : il s'agit d'être responsable de ce qu'on fait.

Laure Dautzenberg

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