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Un Marie salope

mise en scène Antoine Caubet

: Note d'intention

En tournée à Marseille avec un de nos spectacles en mars 2002, je demande au théâtre des Bernardines de me donner les textes qu’ils reçoivent et, ceux-ci éparpillés sur le lit de l’hôtel, je m’embarque dans de nombreuses histoires… Jusqu’à ce que le début d’un texte me fasse sursauter : 3 pages d’onomatopées ou de simples mots, un par vers, qui s’égrènent lentement, doucement sur la page. Puis un flot de parole, fluide, puissant, 4 chapitres, pas de personnage, pas de dialogue, pas de ponctuation, pas de structure dramatique évidente, et pourtant je suis pris par mille sensations de plateau : images, mouvements, grains de peau, voix féminines puis masculines qui racontent l’origine, les origines d’un (plusieurs ?) êtres, entre terre et mer, vase et ciel, jeux et cris. C’est « Île d’Elle », beau titre qui deviendra (je le regretterai) « La Mi-Temps » de Jean-Paul Quéinnec, que nous créerons en 2004.


Entre cette première lecture et la création du texte, je me souviens : les innombrables conversations avec les acteurs qui se saisissent des sensations travaillées par le texte, les biographies de chacun qui viennent se reconnaître dans les rythmes des mots, les images souvent enfantines proposées, l’épouvantable difficulté de l’apprentissage du texte, toujours fait de retours, circonvolutions, répétitions, sauts arbitraires à première lecture… Et quelque chose de tout à fait précieux advient : ce texte qui semblait si étrange, personnel, renvoyant aux énigmes et aux obscurités qui constituent l’identité d’un être, finit par résonner au plus intime, le nôtre comme celui du spectateur, librement, joyeusement.


C’est la première fois que je travaille avec un auteur « vivant », comme on dit bêtement. Et vivant, Jean-Paul l’est ! Vif, présent et disponible, il laisse cependant toute latitude, toute liberté d’appropriation de ses textes, toujours gourmand et curieux du théâtre qui va en sortir.


Jean-Paul, et c’est une constante chez lui, part du proche, de sa famille, de La Rochelle, d’une activité, le chantier naval, d’un quartier, La Pallice, d’un élément, la mer bien sûr. En 2006, je crée « Chantier Naval », qui construit une légende, celle de la fin du chantier naval à travers le sabordage d’un pétrolier par ceux-là mêmes qui l’ont construit jusqu’à l’émigration des femmes, épouses, tantes, cousines de ces ouvriers noyés, jusqu’au Canada. Si quelque chose meurt (le chantier naval et son monde de métiers), alors autre chose naît (les femmes qui existent comme une page blanche à écrire sur les neiges du Canada), avec vigueur, puissance et confiance. Fin d’un monde, libération des linéaments d’un autre, dont on ne sait rien, sinon qu’il faut le vivre, ensemble l’inventer.


Opus suivant, chant supplémentaire, « Un Marie-Salope » essaie de retrouver ce que « Chantier Naval » avait quitté : il y a longtemps, Claude a quitté sa famille et sa Charente-Maritime natale pour réinventer sa vie au Canada. Las, il voudrait revenir, essaie, n’y parvient pas, repart encore, revient, comme poursuivi toujours par quelque malédiction, par quelque effroi… Son destin redouble celui des peuples déplacés, clandestins, dont les épreuves pèsent sur lui comme une culpabilité. Raymonde (enfant, sœur, femme, ange… ) l’accompagne, le soutient, le raconte, le presse de revenir vers nous. La neige des grands espaces canadiens, le froid, la mer et le ciel recouvrent, engloutissent les traces de cet Ulysse moderne : quelle empreinte, quelle photographie, quelle chanson, quelle lettre, quel enfant laissera-t-il ?


Long poème dramatique, l’écriture de Jean-Paul Quéinnec n’existe qu’en attente des voix qui vont dire, raconter, chanter, éructer ces mots, longs passages enivrants qui font exister les personnages dans le dire des désirs et des peurs bien plus que par leur psychologie ou leur condition sociale sur lesquelles on ne s’arrête pas. Figures de papier, ils n’existent que par leur parole, leur corps étant respiration, poumons, côtes, jambes soutenant le ventre qui vit. Nervosité du verbe, longueur du souffle, concret des images, plénitude des sensations travaillées, l’acteur n’est pas tant en position d’explorer un « je » que de participer, corps jeté au monde, au souffle du chant. Et ce n’est pas pour autant devenir seulement voix de ce chant, car très vite la parole trace les contours d’une très forte intimité, comme par un retour vers un cœur battant, tout petit, tout proche : notre humanité. L’écriture de Jean-Paul dessine ce mouvement vers le très large, les nuées, et en retour éclaire le petit, la vie minuscule qui bat.

Antoine Caubet

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