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Un Chapeau de paille d'Italie

+ d'infos sur le texte de Eugène Labiche

: Entretien avec Giorgio Barberio Corsetti

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

Quand le destin est enfermé dans un étui à chapeau.


Des pièces de Labiche, Un chapeau de paille d'Italie me semble être l'une des plus attachantes. Peut-être parce que le mécanisme qu'elle met en place a quelque chose à voir directement avec l’inconscient, avec ce qui est caché et qui tout à coup surgit. Les mots d’esprit sont là pour en témoigner, eux qui révèlent cet inconscient. Mais la pièce a aussi quelque chose à voir avec cette chose étrange que l'on pourrait appeler le « perturbant », l'élément qui dérange… D'un côté il y a une situation très drôle, faite d'événements qui s’enchaînent d’une façon presque casuelle, mais d'un autre côté, il y a un dessein. Ce dessein est en soi très drôle aussi, et pourtant il a trait à l'idée du destin, de fatum : il est matérialisé par un chapeau de paille enfermé dans un étui. Dans ce contexte, j’ai repensé à Walter Benjamin qui écrivait que le XIXe siècle français avait fabriqué des étuis ; les maisons mêmes étaient des étuis, contenues dans des passages. Tout était pensé selon un système clos, avec parfois des flâneurs qui passaient. Dans Un chapeau de paille d'Italie, tout commence avec un chapeau. Ce chapeau est là, mais on ne sait pas qu’il est là. Qu’il est là depuis début. Tout ce voyage est donc destiné à la quête d'une chose qui est déjà là, cachée quelque part dans la maison. Une maison où l'histoire commence et où elle se finit. Le hasard des événements est en réalité toujours compris dans le même système… Clara fait partie de ce système – c'est une « ancienne ». La Baronne aussi, puisqu'elle est la marraine de la femme qui est là depuis le début. Mais aussi Beauperthuis, puisqu'il est le mari de ladite femme… Paradoxalement, on revient donc toujours au même système par hasard. Ce système se compose de relations assez larges où Fadinard retrouve des choses qui ont à voir avec son passé ou avec le passé des autres… Il s'agit donc aussi un voyage dans le temps.


Quand le vaudeville dérape.


Dans le vaudeville, bien sûr il y a toujours un lien très fort avec la convention bourgeoise ; le mari, la femme, l’amant, les portes qui s'ouvrent et se ferment, les apparitions, les disparitions. Dans Un chapeau de paille d'Italie, quand ce(lui) qui est caché réapparaît, on échappe soudain à cette convention et on entre dans une sorte d’étrange cauchemar, où la lecture de ces thèmes « dérape ». À cet endroit j’imagine assez des tableaux surréalistes contenant des objets cachés, mais je pense aussi aux Marx brothers ou à Buster Keaton… Il y a des enchainements d’événements qui emmènent ailleurs et soudain on se retrouve dans un endroit qui fait peur en même temps qu'il fait rire. Au milieu de tout cela, il y a cette détermination de Fadinard qui veut arriver au bout de sa quête, détermination qui va bien au-delà des raisons pour lesquelles il l'entreprend. Fadinard, au fond, c’est un gentil qui peut devenir très méchant et violent parce qu’on le pousse dans cette direction. À chaque fois qu'il est tenté de laisser tomber sa quête, un événement survient qui l'oblige à repartir. Tout cela se passe en une journée, au cours de laquelle il trouve en plus le temps de se marier, comme cela, presque en passant. Et puis, il continue... Les stratagèmes qu'il imagine pour se libérer de la noce qui le talonne frisent l'absurde ; sans cesse, des forces centrifuges et centripètes le ramènent vers celle-ci, ou l’en éloignent, comme dans une variation folle autour du thème du mariage, ciment de la vie familiale et de la vie sociale du XIXe siècle. À la fin de pièce, on revient à l'endroit où tout a commencé, mais en plein air, et sous la pluie qui plus est. La boucle est bouclée, tout finit bien en apparence mais, chose étrange, tous les protagonistes semblent vraiment désemparés, perdus.


Le décor comme langage poétique.


Pour Un chapeau de paille d'Italie, compte-tenu des contraintes du Théâtre éphémère, j'ai eu envie d’articuler et de décliner des objets et des meubles directement liés à l'atmosphère du vaudeville, à ses conventions, à ses thèmes ; un canapé, un fauteuil, des chaises, une étagère… Il y a donc dans ce parcours et cette quête – à la fois onirique et un peu inquiétante – un travail sur les objets ; ils figurent ces conventions et ces intérieurs bourgeois, tout en étant eux-mêmes un peu dérangeants. Dans mes spectacles, les décors sont toujours un autre langage. Ils ne sont pas là pour raconter, mais pour évoquer ce qu'il ne faut pas raconter… Je crois beaucoup aux poètes. Ils ont assez d’intelligence pour nous donner tout ce que les mots peuvent donner. Mais il existe aussi une poésie de la scène, du plateau… La poésie des éléments vient coexister avec la poésie du texte, et donne naissance à une nouvelle forme de poésie, plus complexe encore. Je crois que les spectateurs ont des oreilles et des yeux mais aussi autre chose, une sorte de capacité de compréhension plus large qui va au-delà même des cinq sens. Dans Un chapeau de paille d'Italie, les objets deviennent un décor qui se transforme, qui mue au fur et à mesure que l'action progresse ; sur scène, on voit un mélange d'éléments et de volumes contenus dans des toiles. Dans le 1er acte par exemple, il s'agit de toiles en plastique, puisqu’il y a des travaux chez Fadinard ; puis, au fur et à mesure, cela évolue... en réfléchissant à un signe qui rendrait compte de ces mutations, j'en suis venu à penser aux années soixante-dix, et plus particulièrement à la mode de l'optical, directement liée à une idée de vertige, de quelque chose qui bouge dans les images. En convoquant les années soixante-dix, je fais référence à un passé quelque peu « mythique », mais qui nous appartient encore. La mode, le goût des années soixante-dix sont donc déclinés, des ambiances les plus délurées – la boutique de Clara – aux intérieurs les plus design (chez Beauperthuis). Avec Renato Bianchi, génial créateur des costumes, nous avons aussi choisi de forcer un peu le trait pour la belle-famille de Fadinard, des gens de province qui ne veulent pas être en reste par rapport à la mode parisienne. À la fin, les objets ne sont plus des éléments d'intérieur, mais d'extérieur, et ce faisant deviennent un parcours à obstacles pour les comédiens. Ces derniers sont donc amenés, devant la maison de Fadinard, à se livrer à des efforts presque acrobatiques ; c'est une façon de dialoguer avec la forme ! Les objets, en n'étant pas la reproduction exacte des choses, créent et favorisent des allers-retours dans l’imaginaire du spectateur.


Apartés et mouvement perpétuel


Un autre élément vient souligner cette quête et ce tourbillon permanents qui habitent la pièce : l’univers sonore. J'ai choisi pour les apartés de Fadinard et des autres personnages de trouver le bon équilibre dans le texte, d'aller en direction du public mais sans trop insister, car sinon, on perd le jeu. C’est une autre question assez délicate dans ce théâtre-ci ; la machine est tellement forte qu’on risque d'entrer dans une mécanique qui écrase les personnages… Il faut que les personnages soient vrais. S'il parle au public, chacun doit toutefois rester enfermé dans sa névrose, dans son délire, dans ses obsessions ! On peut aller très loin dans le côté comique de ces situations, mais il faut veiller à garder toujours une fragilité chez chacun des personnages. Quelque chose de profond. Qui rende compte de la dimension surréelle de la pièce, celle qui vient dialoguer avec l’inquiétude sous-jacente des choses.


Parallèlement aux apartés, c’est une pièce où la musique occupe une place importante… Les couplets musicaux qu'elle comporte sont aussi absurdes que drôles, et lui donnent un côté encore plus surréel. Mais les personnages chantent-ils entre eux ? Chantent-il face au public ?! Cet aspect de la question n’est pas secondaire. Pour l'accompagnement musical j'ai d'abord pensé – en lien avec le décor – aux années 70, des années heureuses, une sorte de feu d'artifice où toutes les conventions ont sauté. Puis je me suis dit qu'il fallait aussi trouver dans la musique quelque chose qui soit en rapport avec ce mouvement perpétuel qui se produit sur scène. Les musiciens doivent pouvoir s'installer quelque part mais aussi se déplacer avec la noce ; il fallait donc une musique qui appartienne à cet univers-là. Se sont donc superposés dans mon esprit des images et des sons de films de Kusturica et de Kaurismäki, et cela a donné un mélange entre les Tsiganes et le rock. J’ai eu la chance de rencontrer Hervé Legeay lorsque ce dernier jouait dans Peer Gynt mis en scène par Éric Ruf. Le style de musique qu'il m'a fait écouter correspondait exactement à que je cherchais. Et maintenant en répétition son travail est formidable. Il peut paraître très étrange d’écouter ces mots-là, d'un autre siècle, sur cette musique. Il me semble pourtant que cela fonctionne très bien, et donne à la pièce et au spectacle une pulsation juste.


Quand les conventions dénoncent les conventions


On ne peut pas soupçonner Labiche d’avoir été quelqu’un d’extrêmement subversif dans sa vie, mais c’est comme si l’utilisation tellement parfaite des conventions du vaudeville venait subvertir malgré soi les conventions bourgeoises. Labiche, l'auteur que toute la bourgeoisie parisienne venaient applaudir, est celui qui dénonce le mieux l’absurdité même de ses conventions ; c'est parce qu'il pousse tellement loin toutes les situations que celles-ci se renversent. Et parce qu'il fait preuve d'une intelligence et d'un humour profonds, doublés d'une maîtrise parfaite du genre. Il n'y a pas un mot en trop. Ce qui est diabolique dans le théâtre de Labiche, c’est qu'il est impossible à comprendre si on ne le met pas en scène. Le lire à la table ne sert pratiquement à rien. C'est une fois qu'on commence à travailler sur la machine que tout devient clair. Et que tout s'emballe. Cela va très vite ! C’est de l’action pure, à un rythme vertigineux.

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