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"Tristan et ..."

+ d'infos sur le texte de Lancelot Hamelin
mise en scène Mathieu Bauer

: Note d'intention

Il y a des musiques et des airs que lʼon rencontre à un moment donné de son parcours, et qui ensuite accompagnent notre vie. Apprendre à vivre, ou continuer à vivre, cʼest être accompagné par ces moments-là. “Tristan et Isolde” en fait partie. Dans “Tristan et Isolde”, lʼoeuvre atteint très lentement son paroxysme, comme sʼil fallait, grâce à ce sentiment de frustration, savoir l'attendre, voire même le mériter. Cette même tension, ces mêmes battements et respirations sont justement ceux que lʼon retrouve dans lʼhistoire du mythe. Tristan et Isolde nʼont pas le droit de sʼaimer, et malgré cette interdiction, ils décident de vivre cet amour.
Après avoir beaucoup utilisé le cinéma comme matériau de spectacle, jʼai aujourdʼhui envie de m'emparer dʼune oeuvre musicale déjà existante, construire un spectacle qui soit empreint de cette matière propre à lʼOpéra, et à son lyrisme. Il ne sʼagit pas à proprement parler de monter l'Opéra de Wagner, mais bien de sʼen servir comme de la matière première dʼun spectacle, en vue dʼextraire du mythe aussi bien son harmonie que son histoire et sa résonance actuelle.
Détourné, cité ou convoqué, lʼOpéra de Wagner sera à son tour pris dans lʼidée dʼun spectacle total, obsession du compositeur que lʼon retrouve sous certains aspects dans le travail de la compagnie qui a toujours mêlé théâtre, musique, image. Et même si la musique a toujours fait partie intégrante de mon travail, cʼest elle qui, cette fois-ci, sera le moteur même de la pièce, le spectacle sʼinscrivant dans une véritable dramaturgie musicale, où le texte puisse suivre le rythme propre à la partition wagnérienne jouant ainsi avec les codes et les contraintes de l'Opéra et non l'inverse. Il est intéressant de constater que Wagner lui-même considérait que la force musicale de son Tristan pouvait se permettre l'économie du poème… du drame...


Ici, le point de départ se situerait précisément au moment de la mort de Tristan, et c'est dans ce temps là que pourra s'inscrire la totalité du spectacle.
Ce moment où Tristan et Isolde sont séparés, ne dure qu'une scène, et c'est dans cette éternité là, extensible à souhait (la mort), qu'un Tristan contemporain va convoquer l'opéra de Wagner, l'histoire, la musique et ce qui constitue l'essentiel de l'oeuvre.
C'est un homme seul, débarrassé de son armure et de son statut de héros, un homme d'aujourd'hui, qui convoquera le mythe.
Lui qui est maintenant sur l'autre rive va faire son travail de passeur, auprès du public et en attendant qu' Isolde le rejoigne.
Le rejoindra-t-elle vraiment ?


Un Tristan au présent, là, ici, maintenant, pour l'éternité, empêtré dans les rets de sa propre histoire, de ses propres manquements, - porte d'entrée du spectacle - un Tristan qui réinterroge la vraie nature de son désir, Lui sur cette rive, tel Nanni Moretti, dans La messe est finie se débarrassant de ses attributs - sa soutane - et se jetant à l'eau, décide de rejoindre l'autre rive, celle de ses contemporains. Via le monde des morts, Tristan interroge le présent, et nous les vivants...
C'est donc en acceptant de sauter à l'eau, de faire son entrée dans l'inconnu, de tout perdre... qu'on touche au sublime, à la lucidité, à notre époque. C'est à cet endroit-là que l'écriture de Lancelot Hamelin et la musique de Sentimental Bourreau prendront leur place, faisant des ponts avec l'histoire, celle du mythe et de la partition, nous emparant à nouveau des traces laissées par d'autres pour repenser le monde, le questionner encore..., embrasser cette oeuvre pour la révéler à nouveau.


Nous voilà donc, ensemble (moi-même et l'équipe qui m'accompagne), tournant littéralement autour de ce Tristan et Isolde, nous promenant à la périphérie de l'oeuvre, l'assiégeant de questions pour mieux la pénétrer. Autant d'informations glanées, de points de vue divers et variés, autant d'interprétations d'où naîtront les hypothèses sur lesquelles nous nous appuierons pour travailler.


Traduire sur le plateau ces points de vues pour donner à voir et à entendre la multiplicité de ces hypothèses : celles des personnages, de la musique (Wagner), la notre bien évidemment, mais pourquoi pas celles aussi d'historiens (Martin Gregor Dellin), de musicologues (Dominique Jameux), de philosophes (Alain Badiou, Nietzsche), d'écrivains (Thomas Mann), ou celle d'un chef d'orchestre. Concrètement, cela pourrait être la vision du 20ème violon, éternel anonyme, qui dans l'ombre travaille à faire entendre Tristan et Isolde au spectateur.
Godard a toujours déploré - et je partage cette déception - que la caméra ne panneaute pas au moment du baiser de Vivian Leigh et Clark Gable dans Autant en emporte le vent, faisant apparaître ainsi les 80 violons qui travaillent à faire de cette scène un moment saisissant.


En d’autres termes, il ne s’agit pas d’avoir une seule lecture de l’oeuvre mais plutôt de confronter une multiplicité d’idées et de points de vue d’où, je l’espère, naîtra un Tristan et… riche, vivant et pluriel.
Le : « juste une idée plutôt qu’une idée juste » de Deleuze pourrait être notre leitmotiv.


J'aime cette idée que l'on reprend son souffle pour avancer, le souffle devenant ici l'attente de Tristan. Cette attente est une des plus belles - jamais satisfaite - il meurt quand Isolde arrive, jamais résolue. Nous attendrons avec lui, tels les personnages de Beckett qui attendent Godot, que le spectacle se façonne dans ce souffle chargé de nos interprétations. Faisant ainsi un parallèle avec l'art de la transition de Wagner et de la conjonction « et » chère à Deleuze : ce n'est pas dans les choses qu'il faut regarder mais bien entre les choses, et c’est là qu'émerge le sens.
D'une rive à l'autre, en quelque sorte. Tristan nous envoie des signes de l'autre rive que nous nous devons de recevoir, de comprendre : « Il serait scandaleux qu'au service ne succède pas le retour de service » (Serge Daney). A nous, contemporains, d'interpréter ces signes, pour replonger plus avant dans le mythe.


« A la surprise générale, le monde ne coule pas, il flotte. Et flotter, c’est encore du travail », racontait Nanni Moretti dans Palombella Rossa. Tristan et Isolde, eux, ne peuvent plus flotter, mais c'est bel et bien en acceptant de plonger dans l'abîme, en acceptant de s'y perdre qu'ils se révèlent à eux-mêmes.
Il y aura donc de l'eau, dans Tristan et …, beaucoup d'eau. Cette eau n'est pas amnésique, ce n'est pas une eau purifiante, qui régénère, qui nettoie, mais une eau qui laisse des traces sur le corps, une eau noire, lourde, dans laquelle on renaît de ses cendres. Une eau ambivalente, qui a évidemment cette capacité à nous prendre dans ses bras, mais qui nous entraîne bien plus profondément en nous-mêmes qu'il n'y paraît. Si on y plonge un corps, il faudra le relaver afin d'effacer les traces que cette eau aura laissées. Dans un autre contexte, elle pourra même brouiller la vision, tel le philtre qui trouble la rationalité des rapports de notre couple. Une eau qui fait écran, au sens propre.


Il s’agit aussi d’une oeuvre qui se fabrique autour de la construction du désir, et particulièrement sur cette incapacité qu’ont Tristan et Isolde de maîtriser le leur. « En raison du philtre »… constitue une source d’angoisse plus qu’un sujet d’exaltation, un désir destructeur qui peut être interprété comme la réalisation d’un amour suprême qui dépasse nécessairement les contours du monde des hommes.
Tristan et Isolde, c’est l’histoire d’amour de ces deux êtres qui sombrent ensemble dans le délice de l’obscurité et de la mort, et finissent par s'y perdre totalement.
Serait-ce aussi une tentative d’échapper à la réalité politique et au monde rationnel, en sombrant ? S’enivrer une dernière fois en se laissant submerger par la mélancolie d’un monde et d’une histoire trop lourde à porter ?
Si le passage au lyrisme de cette histoire d’amour doit se faire comme un coup de foudre, avec la soudaineté saisissante du présent, la seule issue possible à cette tragédie serait en effet l’obscurité d’un amour impossible. Et c’est dans cette nuit obsédante de Tristan et Isolde que l’on trouve ce qui relie le mythe à notre époque. Avec cette idée que c’est hors du monde qu’on arrive à voir le monde. C'est prendre la distance nécessaire à notre propre histoire.


J'y vois avec bonheur la possibilité de poursuivre la discussion engagée au cours des spectacles précédents, retrouvant dans Tristan et … des questions déjà évoquées : le passeur (d'une rive à l'autre) chez Serge Daney dans l’Exercice a été profitable, qu'est-on est prêt à perdre pour se refaire (la mort) dans Rien ne va plus, les stigmates et les métamorphoses de fuites (philtre et blessures) chez Elias Canetti dans les Chasses du Comte Zaroff . Tentant ainsi de ne pas faire un spectacle de plus mais d'inscrire les nouveaux projets dans une continuité. Le dernier baiser de Tendre Jeudi, mon précédent spectacle, présageait peut-être de mon envie de m’emparer d’une histoire d'amour.


Pour la création de Tristan et …, il y aura donc une réduction d’orchestre pour 5 musiciens seulement – au lieu de 80 - (banjo, marimba, trompette, piano et sample), et 21 leitmotivs qu'il s'agira de traiter. Ambitieux travail d'adaptation pour donner à entendre une interprétation proche de l'univers musical de la compagnie. Les partitions chantées sont conservées mais adaptées à une distribution qui mettra face à face un seul Tristan, vieillissant, "à bout de souffle", et trois Iseult « complémentaires », pourrait-on dire, une actrice de langue française, une autre de langue allemande et une chanteuse d'Opéra. La fragilité de cette seule chanteuse tranchera avec l'opulence de l'univers de Wagner. Les comédiens seront accompagnés d’un acteur qui prendra en charge tous les seconds rôles (Mêlot, Brangâne, Kurvenal…), sorte de doublure prête à tout pour interpréter le rôle de Tristan. Je demanderai aux comédiens de s’engager dans les rôles bien évidemment, mais ils ne seront pas forcément distribués, attitrés. Les comédiens seront plus amenés à démêler et à retisser ce qui est en jeu, que ce qui se joue. Ils seront les différents sentiers que nous emprunterons avec les spectateurs, dans cette promenade autour de Tristan et …. Véritables passeurs à leur tour, ils seront porteurs des différents modes de narration qui seront utilisés. Ils devront nous raconter cette histoire comme les messagers des tragédies. Raconter donc, mais comme dans un songe, un rêve éveillé, par bribes et par fragments, comme Tristan qui, lui-même, se remémore de manière fragmentaire les moments de sa propre histoire. S'ouvrira alors un nouvel espace, celui de l'ouïe ; entendre oui, mais comment ? C'est donc un tout autre univers qui s'offre à nous, pour faire aussi de Tristan et … un objet sonore. J'aimerais que l'on puisse murmurer dans ce Tristan et …, pour introduire plus de pudeur dans une telle effusion de sentiments.


Il ne s'agit pas pour autant de bannir le lyrisme de Wagner, mais bien de le convoquer à des moments clés du spectacle, nous replongeant ainsi dans la force et l'emphase de la musique afin de lui restituer cette capacité à submerger l'auditeur d'une émotion proche de l'irrationnel. Sans tomber dans la vulgarisation, il s'agit pour moi, de faire entendre une oeuvre présentée sans cesse, mais réservée à un public averti, mélomane et persévérant (il faut attendre 20 ans pour obtenir un fauteuil au Bayreuth Festival)...


Dans cette proposition, le lyrisme de l'écriture de Lancelot Hamelin correspond bien à l’idée d’un Tristan et d’une Isolde qui auraient du mal à se taire. Je souhaite qu'il traite de la question des leitmotivs, retravaillant ceux qui figurent dans l’opéra. La très bonne connaissance qu’il a du mythe et le caractère parfois obsessionnel de son écriture en font l’auteur idéal pour travailler sur ce projet. C’est une collaboration de l’ordre de la dramaturgie qui aboutira à une double tâche : une adaptation du mythe, et la production d’une oeuvre plus personnelle. Ces deux textes seront entremêlés et s’entrechoqueront. La capacité de Lancelot à revisiter son texte en fonction de l'écriture théâtrale en jeu, en cours, son goût pour le faire, en font aujourd'hui un collaborateur précieux car c'est lui qui peut dire le monde avec des textes qui laissent la place aux autres phrases, aux autres langages (musique, vidéo) qui sont au coeur de notre travail.


Finalement, j'en reviens à cette idée déjà évoquée dans Tendre Jeudi, que l'amour, dans cette histoire qui semble tragique, est empreint d'une joie toute particulière. C'est à ce titre un événement que nous nous devons d'interroger à nouveau, pour y trouver peut-être de quoi réinventer de l'utopie et du politique dans une relation qui, à deux, nous pose la question du « en commun ». Deux, c'est déjà plusieurs. On n’est donc plus seul mais plusieurs à partager et à dire le monde. Et comme le dit Isolde sur le corps de Tristan à la toute fin : « me noyer, m’engloutir, perdre conscience, volupté suprême », puissions-nous ensemble dans ce spectacle nous noyer, nous engloutir, perdre conscience, volupté suprême.

Mathieu Bauer

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