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S'agite et se pavane

mise en scène Célie Pauthe

: La fable – Retour aux sources

«Mon métier, c’est le théâtre. C’est au théâtre que j’ai connu ces amis : Strindberg, Macbeth, Faust, qui m’ont suivi et me suivront toute ma vie. Au théâtre, je traduis en chair, en songe et en matériaux visibles la vision d’un autre. C’est une des racines de ma création. De ces racines, un arbre croît : ce sont mes films (…). Je peux exister sans faire de films. Mais je ne peux pas exister sans faire de théâtre. »
INGMAR BERGMAN, THÉÂTRE EN EUROPE,MARS 1963


L’histoire commence donc en 1925, dans une chambre de la clinique psychiatrique d’Uppsala. Un seul malade l’occupe : Carl Akerblom, interné pour avoir tenté de tuer sa jeune fiancée, de trente ans sa cadette, Pauline Thibault. A l’heure du loup, juste avant l’aube, se débattant contre ses démons, ses visions suicidaires et punitives, et le mal qui lui ronge l’estomac, Akerblom rencontre alors la Mort, jaillie de sous un lit, sous les traits d’un clown blanc vêtu de soie souillée. Comme dans Peer Gynt, cette confrontation implicitement borne le temps, pose un délai, qu’Akerblom va désormais s’employer à conjurer, avec toutes les forces de son imagination, avec la même témérité, le même espoir fou, que le Chevalier du Septième sceau engage la partie d’échecs.


C’est alors qu’entre Osvald Vogler, nouveau patient, « professeur émérite en exégèse, rentier, et membre de l’Union universelle des Péteurs», avec qui Carl s’associe pour donner corps à sa toute dernière invention : la réalisation du Premier Film Parlant Vivant de l’Histoire de la Cinématographie. Ce projet, aussi révolutionnaire que naïf, consiste à placer, derrière l’écran de projection, des acteurs vivants qui disent les répliques simultanément aux personnages sur la toile.


Il y a là une utopie magnifique, qui a valeur de manifeste esthétique : celui de réunir cinéma et théâtre dans un même geste, un même temps, un même lieu, scellant l’interdépendance de ces deux arts qui n’ont jamais pour Bergman existé l’un sans l’autre.


C’est ainsi que le deuxième acte s’ouvre sur la salle des fêtes de Granas, petit village de Dalécarlie où Bergman passa son enfance. C’est là qu’après un certain nombre de déconvenues et de déboires financiers, a trouvé refuge la petite troupe réunie autour de Carl, s’apprêtant donc enfin à projeter, en première internationale, La Joie de la fille de joie. Sur un scénario de Carl et Vogler, le Premier Film Parlant Vivant de l’Histoire de la Cinématographie retrace les derniers jours de la vie de Schubert, rongé par la maladie, fou amoureux d’une jeune prostituée vierge. Mais, alors que la projection a commencé, pour le public clairsemé mais chaleureux des habitants de Granas, communauté de fortune, soudain les plombs sautent, la cabine de projection prend feu…


Alors, à la lumière des bougies et des lampes de poche, on décide de ranger l’écran, et chacun, dans un frisson, fait cercle sur la scène pour permettre aux interprètes bien vivants de poursuivre la fable… Le théâtre improvisé fait place au cinéma. Retour aux sources. Enfance de l’art. Bergman réinventant le cinéma, retrouve le théâtre. C’est sans doute l’un des plus beaux moments de l’oeuvre, où un peu à la manière des Artisans du Songe d’une nuit d’été, les acteurs-conteurs vont réapprendre, avec tout à la fois l’innocence des enfants et l’urgence de qui sait qu’il va mourir bientôt, les codes les plus élémentaires du jeu théâtral.


Alors que sur la scène de fortune Akerblom-Schubert bande ses dernières forces pour achever l’ultime mouvement de sa Grande Symphonie, qu’il sent monter en lui comme un immense cri de joie, la représentation entière bascule dans une mise en abîme vertigineuse qui ne signifie plus rien d’autre qu’elle-même. N’en émergent que ces quelques notes volées à la mort qui rôde, ces quelques instants d’éternité, pathétiques, dérisoires, arrachés au néant. « Eteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite une heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien. ». Macbeth, acte V, scène 5.


A la fois ode et éloge funèbre, cette oeuvre, pleine comme un oeuf d’une vie mort-née, aussi lumineuse que désespérée, d’une mélancolie si dense qu’elle en devient par moment insoutenable, me semble d’autant plus nécessaire et vitale qu’elle ne prétend rien, rien d’autre peutêtre que laisser affleurer, une fois le fracas retombé, la mousse ou l’écume de la vie. « L’art est libre, éhonté, irresponsable, écrivait Bergman en préface à Persona, le mouvement en est intense, presque fébrile, il ressemble, me semble-t-il à une peau de serpent pleine de fourmis. Le serpent lui-même est mort depuis longtemps, vidé, privé de son venin, mais la peau bouge, pleine d’une vie diligente. »

Célie Pauthe

05 août 2006

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