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Riding on a cloud

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mise en scène Rabih Mroué

: Entretien avec Rabih Mroué

Propos recueillis par Barbara Turquier

Pouvez-vous nous parler du format des “conférences-performances” ou des “conférences non académiques” ? De quoi s’agit-il ?


Rabih Mroué : Les commissaires et les directeurs de festivals préfèrent souvent le terme de “conférence-performance” mais je préfère celui de “conférence non académique” pour plusieurs raisons. Pour la forme d’abord, car ces pièces n’interrogent pas la représentation théâtrale en tant que telle, ni la relation entre l’acteur sur scène et le public. Cette relation est d’une certaine manière très classique, on la prend pour acquise : quelqu’un donne une conférence, le public écoute et peut éventuellement poser des questions après. Dans le cadre d’une performance au théâtre, il est essentiel pour moi de mettre en question cette relation. Donc pour moi c’est une conférence, pas une performance. Et le terme « non académique » renvoie au fait qu’il n’y pas de véritables références, cela joue sur des choses personnelles et fictionnelles, et aussi sur des faits et des documents. La conférence devient non scientifique, non fiable et donc non académique.


Vous avez déjà mis en scène ces trois oeuvres en 2004, 2008 et 2011-2012. Quels sont les liens entre elles ?


Rabih Mroué : C’est important pour moi de les présenter en tant que trilogie. Cela montre le fil de ma réflexion depuis 2004 sur l’image et la mort, l’image et la guerre. En fait, cette réflexion a commencé avant 2014, mais elle est devenue claire avec ces oeuvres. Pour On Three Posters, j’ai travaillé sur des événements qui se sont produits pendant la guerre civile au Liban, principalement entre 1982 et 1987, après l’invasion israélienne du Liban. Cette oeuvre porte sur une mission suicide menée par des combattants du Front national de résistance libanaise, qui était laïque. Dans Inhabitants of images, j’ai travaillé sur des évènements de 2006-2007. C’est un autre événement, lié à une autre guerre avec Israël, d’une part, et à une autre guerre civile à Beyrouth, entre Libanais, d’autre part. Enfin, Pixilated Revolution utilise des vidéos mises sur Internet par les rebelles syriens, qui datent du début de la révolution en 2010-2011. Ensemble, ces trois oeuvres fournissent un riche matériau sur les relations entre l’image et les guerres, sur la représentation de la mort dans l’image.


Quel regard portez-vous sur Pixilated Revolution à la lumière de l’évolution de la guerre en Syrie ?


Rabih Mroué : Aujourd’hui, les choses ont évidemment beaucoup changé. Pixilated Revolution ne suit pas l’actualité, jour après jour. Cette oeuvre porte sur la première année de la guerre, pas la deuxième ou la troisième. On ne voit plus ce type de vidéos aujourd’hui. Les vidéos que les rebelles mettaient en ligne sur internet ne sont plus du tout les mêmes. Au début, ils voulaient dire au monde entier ce qui se passait. C’était comme écrire un journal, comme une arme dans une révolution pacifique. Il n’y avait pratiquement pas de journalistes sur place, donc les gens utilisaient leur téléphone pour jouer leur rôle. Maintenant, il y a des journalistes qui prennent des risques, beaucoup de Syriens ont émigré et certains endroits sont contrôlés par des Islamistes Salafistes qui interdisent aux gens d’utiliser leurs téléphones portables même s’ils sont contre le régime.


Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type d’images ?


Rabih Mroué : Ce travail porte sur plusieurs vidéos en particulier, où l’on voit un sniper du régime avec arme. Il voit la caméra le filmer, il y a un contact visuel avec la caméra, il tire et on voit la caméra tomber à terre. Ce contact visuel est aussi un contact visuel entre le spectateur et le sniper. L’acte de tuer se produit toujours hors champ. Cela m’intéresse de penser à la façon dont on peut parler des victimes si elles demeurent toujours invisibles.


Parlez-nous de votre processus créatif. Est-ce que vous collaborez avec d’autres artistes ?


Rabih Mroué : Je collabore beaucoup, j’adore travailler avec des amis. C’est important pour moi d’ouvrir un dialogue pendant le processus. Parfois quand je fais des oeuvres seul, ce dialogue se crée avec le public. Par exemple, quand j’ai présenté Pixilated Revolution en janvier 2012, les questions qui ont suivies la pièce m’ont amené à la retravailler et à changer complètement la fin.


Pour On Three Posters, vous avez collaboré avec l’écrivain Elias Khoury.


Rabih Mroué : J’ai rencontré Elias Khoury en 1991, avec Lina Saneh, pour une adaptation de Le Petit Gandhi. Nous avons travaillé ensemble à plusieurs reprises après cela, à tous les niveaux, lui comme écrivain, metteur en scène et aussi interprète sur scène avec moi. On a fait une première pièce intitulée The prison of Sand en 1995, puis Three Posters en 2000. J’ai ensuite écris On Three Posters seul pour en faire une conférence-performance en 2004, à partir de la performance qu’on avait faite à deux. Three Posters était une représentation théâtrale qui a causé de graves malentendus. On l’a présentée en dehors d’Europe en 2002 et tout le monde faisait un lien avec le 11 septembre. Les gens pensaient qu’on parlait de fondamentalistes musulmans, alors qu’on parlait d’un parti de gauche laïque. Les malentendus ne me dérangent pas en général mais là c’était très sensible. Cela faisait une grande différence ! Les gens avaient beaucoup de mal à comprendre, à cause du contexte politique et culturel de l’époque. Par exemple, ils n’arrivaient pas accepter que ces missions suicide ne soient pas du terrorisme, mais un acte de résistance contre l’armée qui occupait le pays, et pas contre les civils. On a donc décidé d’arrêter la pièce. Et j’ai choisi de parler de ça et d’autres choses dans On Three Posters.


Votre travail explore l’écart entre images et discours. Comment pensez-vous cet écart, par exemple dans le cas du témoignage du “martyr” dans cette oeuvre ?


Rabih Mroué : Plusieurs dimensions nous intéressaient. Ce qui nous a d’abord frappés et qui a vraiment été le catalyseur de l’oeuvre, c’est la répétition dans le témoignage. L’homme qui allait se suicider n’avait pas peur de la mort, mais il avait en quelque sorte peur de la caméra. Il répétait, pour essayer de donner de lui la meilleure image possible. C’était un moment étrange pour nous. Pourquoi répétait-il comme un acteur – prise 1, prise 2, prise 3 ? A partir de là, on a commencé à poser des questions politiques : pourquoi une personne laïque voudrait- elle se suicider, dans le cadre d’un parti politique athée qui ne parle pas de vie après la mort ? Nous voulions soulever et partager ces questions avec nos amis et avec les habitants de Beyrouth. Cela s’est doublé d’une réflexion sur le médium. Quand on regarde une vidéo, elle est enregistrée et elle vous parle du passé. Mais ces vidéos vous parlent de ce qui va se produire à l’avenir.


On retrouve cette opposition entre représentations de soi et représentations collectives dans Inhabitants of images. Je pense à la séquence sur les affiches dans les rues.


Rabih Mroué : Le second chapitre de Inhabitants of images porte en effet sur les affiches de “martyrs” du Hezbollah. C’est très étrange de voir la même affiche pour des gens différents. Ils ont tous le même uniforme, qui ressemble bizarrement à celui de l’armée israélienne qu’ils combattent. Je me suis demandé qui avait pris ces images, pourquoi ces hommes avaient voulu produire cette image d’eux-mêmes, alors qu’ils font partie d’une résistance souterraine. Ça a commencé là. Et puis, je parle d’Inhabitants of images comme de quelqu’un qui habite un lieu. Il y a des rues où vous trouvez les mêmes affiches côte-à-côte et des rues où elles n’y sont pas : il y a comme une distribution géographique des affiches. Quand on voit 20 affiches du même parti dans le même quartier, c’est comme s’il contrôlait les rues. Il y a une sorte de guerre entre les affiches pour l’occupation des murs de la ville.


Les images et les références circulent dans votre travail. Comment concevez-vous cette pratique d’emprunt et de partage d’images ?


Rabih Mroué : Aujourd’hui, on ne peut pas détourner les yeux des images qui nous assaillent tous les jours, les images de guerre et de catastrophes. Elles sont produites par cette grosse machine qu’on appelle les médias et pas par les artistes, et c’est difficile je crois pour l’artiste de produire de nouvelles images, de concurrencer cette grosse machine. Je pense que c’est le rôle de l’artiste de se confronter aux images existantes plutôt que d’en créer de nouvelles, en particulier des images qui sont emblématiques, qui font partie de notre quotidien, de les analyser et de dissiper le halo qui les entoure. On ne peut pas fuir ces images, surtout au Moyen-Orient.


Avez-vous montré ces oeuvres au Liban et avez-vous reçu des réactions intéressantes ?


Rabih Mroué : J’ai présenté ces trois pièces séparément à des moments différents, jamais ensemble. A chaque fois, j’ai eu des réactions différentes. Par exemple, Inhabitants of images a trois chapitres. Au Liban, nous avons cette division stricte entre deux camps politiques : l’un a la majorité des Sunnites et l’autre la majorité des Chiites – alors que les Chrétiens et l’extrême-gauche se divisent entre les deux camps. Dans Inhabitants of images, un chapitre parle d’un camp et le second de l’autre camp, et cela a perturbé le public parce qu’il n’arrivait pas à me situer. On m’a demandé “de quel bord êtes-vous ?”. En fait, c’est une réaction à laquelle je me heurte toujours au Liban. Malheureusement, quand nous montrons notre travail, on recherche toujours notre position politique. C’est le premier réflexe et c’est très injuste pour le travail artistique ! Inhabitants of images est aussi très choquante pour le public libanais parce que je parle d’images qui sont des icones. Les gens pensent que l’on ne devrait pas en parler ou les toucher parce qu’elles portent sur des martyrs et qu’elles sont sacrées. Les gens ont considéré que c’était comme si quelqu’un brisait leurs tabous.


Comment la situation évolue-t-elle aujourd’hui pour les artistes qui vivent au Liban ?


Rabih Mroué : Les artistes libanais ont toujours vécu dans des situations politiques complexes. Certains pensent que les artistes de la région ont de la chance parce qu’ils ont plein de sujets à exploiter ! Personnellement, je ne pense pas que ce soit le cas parce qu’on vit dans des conditions très dures, politiquement et économiquement. La scène culturelle est toujours affectée par la situation politique, les combats. Nous en souffrons car nous devons repousser nos projets, nous passer de fonds et de soutien public. Notre pays est toujours sous-développé et sort de 15 ans de guerre civile. L’infrastructure souffre toujours de la guerre et a besoin des efforts et de l’argent du gouvernement, et l’art n’est pas une priorité. Mais les artistes libanais, dont je fais partie, trouvent des moyens de travailler et de faire face à la situation.

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