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Psyché

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Véronique Vella

: Entretien avec Véronique Vella

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

Une oeuvre à quatre mains
Lorsqu'en 1671, à l'occasion des fêtes de Carnaval, le Roi passe commande à Molière d'un spectacle pour fêter le réouverture de la salle des Machines du palais des Tuileries (dont il avait confié la réfection à Vigarini, le grand scénographe de l'époque), son souhait était qu'on lui livrât rapidement une oeuvre qui fût à la fois une pièce de théâtre et un ballet, et qui comportât des parties chantées. Nul doute que, comme à son habitude, il avait envie de participer personnellement, sur scène, aux réjouissances qu'il voulait offrir à la Cour. Molière doit agir dans l'urgence ; à cette époque, il a derrière lui des années de cabale, il est rompu à tout, a dit ce qu'il avait à dire à la société de son temps, et on l'imagine dans l'état d'esprit d'un artiste qui va, et se faire plaisir et faire ce qu'on lui dit de faire, dans l'excitation extrême de composer un grand divertissement pour cette machinerie prodigieuse qui était celle de la salle des Machines, l'équivalent à cette époque de nos studios Pixar ! Il veut divertir, mais traiter d’un mythe noble, digne du commanditaire de l'oeuvre, et choisit le mythe de Psyché. Il en écrit l’intégralité du synopsis – qu'il prosodie entièrement, puis tout le premier acte, la première scène de l’acte II, et la première scène de l’acte III. Puis, se rendant compte qu'il ne parviendrait pas à respecter les délais, il est allé frapper à la porte du vieux Corneille en lui demandant de l’aider à finir de versifier cette « tragi-comédie-ballet », comme il est écrit sur les premières éditions – plus tard, on n'y indiquera plus que « Tragédie-Ballet », ce qui ne me semble pas refléter la réalité de l'oeuvre, Molière ayant d'emblée, je crois, assumé son très grand hétéroclisme : elle comporte en effet, outre des chansons, des danses, des entrées de corps de ballet sur des musiques composées par Lully, et son but est clairement de réjouir la Cour. Mais Corneille est à son tour pris par le temps. Molière et lui sont donc allés trouver Quinault, un acteur par ailleurs honnête versificateur, lui demandant d'écrire, à partir du synopsis, les airs et les paroles des chansons. Psyché est donc vraiment une pièce écrite à trois mains, quatre en comptant Lully, compositeur de la musique des ballets.


L'histoire d'une première fois, sur fond de rapports névrotiques
Si le spectacle se voulait être un grand divertissement féerique, l'intrigue de Psyché n'en présente pas moins un grand intérêt. Comme tous les sujets qui ont trait à la mythologie, à l'Olympe, Psyché est avant tout passionnante d'un point de vue psychanalytique. On a affaire en permanence, ne l'oublions pas, à des histoires de doubles, triples, voire quadruples incestes, à la quintessence de ce qui régit les relations de la famille, de la parentalité, des humains entre eux, le tout infusé de rapports particulièrement névrotiques. Il y a cette mère très abusive, très manipulatrice, très perverse qu’est Vénus dans ses rapports avec Amour (ou Cupidon) son fils, qu'elle eut avec son frère, Mars, Dieu de la Guerre… Le papa de Cupidon est donc aussi… son oncle ! Du côté des humains, cependant, on est témoin d'une relation père-fille très belle. Il se trouve que quelques années avant d'écrire Psyché, Molière, déjà marié avec Armande, a perdu son premier fils, qui s’appelait Louis (on devine aisément pourquoi), peu de temps avant que l’un de ses amis les plus chers, Le Vayer, ne perde, lui aussi, un enfant ; à cette occasion Molière envoya à cet ami, un sonnet, très grave, sur le deuil inconsolable de la perte d'un enfant, et sur la condition de Parent… Dans Psyché, on retrouve des morceaux entiers du dit sonnet dans le discours du père, lorsqu'il apprend qu’il va perdre la plus jeune de ses filles. C'est un discours infiniment moderne sur la parentalité, où le père explique à sa cadette que, d'abord, il l'a vu arriver au monde sans joie, ayant déjà deux filles, étant un roi, un mari, un père comblé, mais que la voyant grandir, il s'est de plus en plus intéressé à qui elle était, et que c'est donc davantage en apprenant à la connaître que par les hasards de la génétique qu'il s'est mis à l'aimer. Ce thème, à mon avis, résonne aujourd'hui de façon particulièrement aiguë. Au-delà de cet aspect, il y a ce mythe Amour-Psyché, au firmament de l’Olympe, qui est touchant : habituellement, Cupidon ne tombe pas amoureux – c'est lui qui décoche des flèches aux autres. En narrant comment il s'en décoche une à lui même, le mythe – qui nous vient d'Apulée, nous raconte au fond l'histoire d'une première fois. Première fois aussi pour cette jeune fille, sujette d’une passion, d’une adoration, d’un amour démesuré de la part de tout le monde, mais qui refuse tout le monde en retour... jusqu'à tomber sur Cupidon. Dans toute la mythologie de l'Olympe – qui fourmille d'histoire de dieux couchant avec des mortels – Psyché est la seule humaine épousée par un dieu, devenant, par là même, immortelle.


Inventer la fiction d'une oeuvre dite immontable
Psyché est réputée être une oeuvre immontable, du moins au théâtre (le monde de la musique baroque s'est quant à lui quelquefois emparé de la trame de Molière pour faire entendre la musique de Lully). C'est de cette réputation que je suis partie : puisque la pièce ne peut pas être montée, partons du fait que nous allons imaginer le faire. Partons d’un rêve, d’une fiction – puisque tout cela se passe dans un monde fictionnel, un Olympe fictionnel, un entredeux fictionnel, et racontons-nous qu’il y a, terré dans les dessous de notre théâtre, le monde de Psyché qui n’a jamais le droit de sortir, puisque la pièce est impossible à monter, donc à montrer. Imaginons que de temps en temps, quand le dernier spectateur a quitté la salle et que le pompier de service a fait sa ronde, que le plateau est nu avec sa petite servante de scène, pour personne – « pour Hécube » comme dirait Shakespeare – ce monde de Psyché s’exhume des dessous, des cintres, de partout… avec un fort sentiment d’interdit puisque normalement, nous autres acteurs n’avons pas le droit de jouer dans notre théâtre après que le dernier spectateur est parti, et aussi un fort sentiment d’urgence puisque la représentation ne doit pas dépasser 2h30, le temps compris entre deux rondes du pompier de service. Dans cet intervalle, donc, on représente, on « remet au présent », on se redonne la représentation de Psyché ; elle a lieu, avant toute autre considération, dans notre théâtre, dans cette salle-ci, la Salle Richelieu, avec ce qu’elle possède en elle de salle des Machines du palais des Tuileries. C’est-à-dire des cintres, des « salades », des tampons, des trappes, des tables élévatrices, une tournette… C’est cette invention de la fiction dans la fiction qui a généré l’esthétique du projet. Avec Dominique Schmitt, scénographe du spectacle, nous sommes parties de notre théâtre tel qu’en lui-même. À partir de lui, et avec peu de choses, des toiles peintes, des cerfs-volants, des trappes, des tampons, de la lumière, nous essayons de faire se promener l’imaginaire des spectateurs dans cet Olympe totalement à inventer, puisque nous n’y sommes allés ni les uns ni les autres ! Une ligne de force m’a toujours guidée également dans mon travail d'actrice : elle consiste à faire voir les « trois temps de la représentation » : le temps dont cela parle – c’est-à-dire un Olympe gréco-romain, le temps où cela a été écrit – c’est-à-dire le XVIIe siècle français –et temps où nous le représentons – c’est-à-dire 2013.


Un univers musical délibérément hétéroclite
Avec cette version de Psyché, nous ne serons donc pas dans la reconstitution historique, dans l'univers musical de Lully et du baroque. D’une part parce que la musique baroque est un art très particulier, et qu’il faut le laisser à ceux qui le maîtrisent ; je n’avais donc pas envie que l’on parte de la musique originale. D'autre part parce que baroque, cela veut aussi dire hétéroclite, oxymore, voire kitsch. Et il est vrai Psyché est une pièce profondément hétéroclite. Elle prend des virages en épingle à cheveux, elle nous fait passer de trois minutes de tragédie pure, que l'on croirait sortie de Corneille ou de Racine, à la plus burlesque des comédies, comme si la « marée tragique » se retirait brusquement, dans une sorte de folie. J’avais donc très envie de retravailler avec Vincent Leterme (qui avait déjà composé la musique du Loup), compositeur inouï parce qu'à la fois un musicien extrêmement savant et infiniment accessible. Donc, partant de cet oxymore permanent qu’est la pièce, avec des registres de chant très différents ( l'écriture de Quinault dont on se rend compte souvent qu'elle relève non pas de l’aria, mais de la chanson, de la bluette, de la chansonnette et qui se métamorphose un peu plus loin en une autre musique qu’on prendrait presque pour le Miserere de Purcell ) nous nous sommes dit : au lieu d’essayer de faire comme si cela n'était pas hétéroclite, assumons le fait que ce le soit. Vincent Leterme s'est donc promené dans des univers musicaux extrêmement différents susceptibles de parler aux oreilles des uns et des autres. Sa musique va donc de l'aria le plus pur dans le style d’une oeuvre baroque, d’un Didon et Énée de Purcell par exemple, à des airs très emblématiques de la Comédie musicale américaine des années 1950 ou des années 1960, jusqu'à de la pure chanson, de la pure bluette qui, quand on l'écoute, pourrait faire penser à du Trenet ou à Barbara. C’est un choix parfaitement assumé.


Garder le meilleur en respectant l'intrigue
L'oeuvre originale dure 5 heures, et il est plus qu'évident qu'il fallait opérer des coupes franches absolument partout, d'autant plus qu'on se rend bien compte que la pièce, même signée Molière et Corneille, a été écrite à la hâte. Elle est très bavarde, très verbeuse, et reflète le canon d'un spectacle de divertissement à la cour de Louis XIV (prologue, entrées, sorties de ballet, intermèdes, final extrêmement long, passages devant permettre au roi de se mettre lui-même en valeur, règles de bienséance, etc.) ; j'ai eu à coeur d’en garder le meilleur, et de respecter intégralement l'intrigue. De surcroît, comme la versification est extrêmement complexe, parfois même farfelue, passant de l’alexandrin à des vers de huit, de sept, de dix, les coupes étaient donc plus faciles à faire qu’à l’intérieur d’une oeuvre très pure, comme une pièce de Racine par exemple. J’ai également dit à Vincent Leterme qu'il devait se sentir libre, dans son travail de compositeur, de garder le meilleur de tels couplets, de tels morceaux de refrain, d’en faire des bis si besoin, de reprendre, de rebondir sur un mot, de prendre des libertés avec le texte de Quinault. Il nous a également semblé qu’il y avait, à l’intérieur du corps du texte joué, des passages qui pouvaient se chanter, parce qu'ils étaient « énormes ». Du fait de ma formation de chanteuse, j’ai toujours aimé mélanger jeu d'acteur et chant. Je trouve que la musique adoucit le théâtre comme elle adoucit les moeurs. J'ai donc même proposé à Vincent Leterme de tuiler par moments complètement la trame du chant et la trame du jeu, et j’ai transmis cette recommandation aux acteurs : ils doivent se sentir libres, lorsqu'ils jouent, de soudain avoir recours au chant quand ce qu'il ont à dire est « trop gros », que leur personnage a trop peur, qu'il est trop amoureux ou trop en colère pour que la parole seule suffise à rendre compte de son humeur.


Toucher notre part d'enfance
La féerie qu'était capable de produire la salle des Machines du palais des Tuileries paraîtrait aujourd'hui à nos yeux très enfantine. L'esthétique générale de notre spectacle aura à coeur de toucher cette part d’enfance, elle puisera volontairement dans la féerie de l’enfance. C’est la raison pour laquelle j’ai immédiatement pensé au travail de peintre d’Anne Kessler pour orner les toiles peintes du spectacle : sa peinture, en effet, bruisse d’une sorte de ferveur tellement enfantine... Nous avons tous cette expérience de spectateur adulte : il existe toujours un spectacle dans notre vie qui, tout d’un coup, pour toutes sortes de raisons, produise en nous une joie d’enfant, nous rappelle l'émotion ressentie la première fois qu'on a vu tel ou tel autre spectacle. C'est aussi cela que j'aimerais raconter avec Psyché, et c'est pourquoi j'ai souhaité partir de la Salle Richelieu telle qu’en elle-même, quand elle n’est pas encore tout à fait le théâtre qu’on montre, la plupart du temps, aux spectateurs… Une Salle Richelieu vide, ouverte sans boîte noire, sans théâtre constitué, avec les casiers au fond, avec différents décors, avec différents spectacles qui sont à géométrie variable suivant l’alternance… Montrer l’alternance ! Montrer l’alternance, car je trouve que la Salle Richelieu n'est jamais si émouvante, ni si érotique que quand elle est absolument livrée.

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