: Pièce en douze morceaux
La pièce, écrit Vinaver, est une chronique. Du temps ainsi saisi
quoi dire de mieux qu’il passe ! Riche en surface de toutes les
variations possibles mais pauvre en indications réellement directives.
La chronique n’est pas l’histoire : elle n’a pas son surplomb
et le systématisme ou même la causalité lui manque. De fait : ni
exemplaire, ni arbitraire. Résistante, réfractaire, elle ne se laisse
pas piéger d’un mot puisqu’il en faut au moins deux et comme
pour les thèmes, les motifs et les répliques, l’écriture, ici – et du
même coup, avec elle, lesmultiples éléments de la représentation
– consiste dans le maintien exigeant de l’entrelacs et de son corrélat
: l’égalité contre toute prédominance. Abolition des privilèges.
À l’oeuvre donc et dans l’écriture seule, deux forces d’apparence
contradictoire : prolifération irrésistible des motifs de la vie
courante dans le chaos dynamique et aveugle de leurs incessants
télescopages et, venue d’on ne sait quel ressort dissimulé, cette
nécessité pourtant – au risque de l’inertie – d’un ordonnancement,
d’une configuration qui, sans contourner les pertes que le temps
fait subir, pourrait permettre, en quelque sorte, de s’y (re)trouver.
Croc-en-jambe permanent à qui voudrait s’en sortir par un
discours général a priori orienté ; maigre et torturant espoir pour
qui se sait englué dans l’informe. Il faudra bien s’y résoudre, la clé
est dans l’acceptation des autres, de soi, du « réel ». Le tout
âprement conquis (et pourquoi pas initiatique) : il en faut plus
qu’il n’y paraît pour passer d’une ouverture en rôti de veau (aux
épinards) à un final enmerguez purée (en sachet instantané, bien
sûr). Ni plus ni moins peut-être qu’une révolution – le mot est de
Nina elle-même. Il est ironique. Ou pas. Le risque est toujours
grand, dans cet art de faire et de défaire, de s’emmêler tous les
pinceaux ou mieux encore les cheveux puisque la souris – c’est
ainsi qu’elle se désigne – est shampouineuse.
Chronique d’un temps court et on ne peut plus défini : une
année. Des semailles aux semailles (en passant par la moisson, les
vendanges et la tonte) aurait dit Hésiode pour décrire son calendrier
rural qui fait la moitié de ses travaux et de ses jours ; titre
que Vinaver, évidemment notre contemporain, reprendra à la lettre
pour sa pièce suivante. Un an seulement. C’est dire que le
temps qui précède l’année soixante-seize est pour les deux frères
quarante fois plus important (moitié moins pour Nina) que celui
de nos douze morceaux ; quand à celui qui s’ouvre pour eux trois,
une fois les morceaux digérés, il est – statistiquement au moins –
tout aussi imposant. Modestie ou, là encore, acceptation du propos
fragmenté : cette chronique est de nature intermittente
(comme se qualifie aussi, à ce qu’on dit, le coeur). Et pourtant, de
secousses en secousses (les véritables séismes, à ce qu’on croit,
sont toujours à l’autre bout de la terre), d’incidents en accidents,
se forment et se déforment – par effet de langage – les corps et
les esprits, leur inertie et leur motricité, jusqu’à l’équilibre inévitablement
précaire d’un partage où chacun reconnaît en l’autre le
bienfait de leur rencontre.
L’idée est somme toute banale qui voit le devenir comme essence
unique. Mais d’où peut bien venir alors, a contrario de la logique,
ce refus – celui de l’objecteur ou de l’objectrice, figure d’abord
romanesque, qui ne cesse dans toute l’oeuvre de déposer son
grain – de clamer un élégiaque ou mélancolique c’est la vie, de
chantonner ça s’en va et ça revient ou ainsi font font font ; ou
encore, plus radicalement, de passer, sans mot dire, l’arme à
gauche ? Pourquoi la chronique accorde tant au passé des deux
frères, au poids de cette mère morte, et si peu à cette autre chose
(Nina ou Tahar, l’Algérien soupçonné sans preuve mais licencié
par l’aîné) qui est comme posée là sans que place soit faite ?
L’arrivée est bien le premier titre de son apparition : à peine
entrée et pourtant déjà au bout. L’espace est maigre et manque
(mais, après tout, le manque aussi, pour sûr, est un début).
Y aurait-il dans ce déséquilibre, cette faille, matière à douter
d’une réussite ? Injustice quand tu nous tiens… La chronique
n’est pas toujours rose et les blessures, d’abord internes, remonteront
au grand jour. L’aîné sera cogné au sang, le cadet cognera
son rival. L’un consolidera ses arrières pendant que l’autre s’en
ira au bistro. Verre à moitié vide ou verre à moitié plein : que l’on
se perde à force d’en vouloir ou que l’on se dissolve, c’est du pareil
au même. Nina, pendant ce temps, essayera comme elle peut de
panser et de devenir. Sans préméditation ni assurance. Avec elle,
toujours, l’accident bascule dans l’évidence du vivant. Voilà sa
force.
Étrange pièce qui dans le tissu du commun en raconte – il me
semble – autant qu’un mythe et je ne fus pas tout à fait surpris,
en lisant Hésiode, de tomber sur celui de Pandora – cette Ève qui
n’est pas Ève mais qui vient d’aussi loin – aux prises (les hasards,
même si peut-être ils n’en sont pas, sont toujours bons à prendre)
et entre les mains de deux frères ô combien différents mais
à ce point attachés l’un à l’autre que leurs noms même sonnent
presque à l’identique : Prométhée et Épiméthée. Les voici en tout
cas après l’arrachement des tentures, l’ouverture d’une fenêtre
ou pourquoi pas d’une jarre, en proie – mais le pire n’est pas toujours
sûr – aux maux de l’existence.
Quoi qu’il en soit du mythe et du reste – et c’est bien à cela qu’il
nous faudra travailler d’arrache-pied –, en lisant Nina, c’est autre chose me reviennent toujours en mémoire des scènes de Laurel et
Hardy mais aussi des mots de Jaccottet dans l’avertissement
écrit pour sa traduction de l’Odyssée : Il y aura eu d’abord pour nous comme une fraîcheur d’eau au creux de lamain. Après quoi on est libre de commenter à l’infini, si l’on veut.
Lorsque j’en fis part à Vinaver, il ne me répondit que sur Laurel
et Hardy : ce qui est juste dans cette référence, me dit-il, c’est celle faite au sérieux des burlesques américains.
Tout est dit et par l’auteur. À nous de le rendre dans la durée le
plus évidemment perceptible et sensible.
Guillaume Lévêque
01 mars 2009
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.