: Propos du metteur en scène
Fantasmes d'Afrique
Civilisation
Sous la comédie noire git un drame. Celui de la difficulté, voire de l'impossibilité de l'Occident à aider
l'Afrique. Rire pour ne pas en pleurer. Antilopes, c'est le rejet d'un corps étranger. L'Afrique qui rejette
l'Occident venu l'aider. L'histoire d'une greffe qui ne prend pas. Une incompatibilité sans appel,
générale, rédhibitoire. Une histoire à la lisière de la civilisation. De la civilisation fournie en kit par
l'Occident, sous forme de programmes d'aides humanitaires. Programmes mal ficelés, conçus loin du
terrain. Et loin des Africains.
Couple
Aux avant-postes de cette civilisation descendue du Nord, un couple de suédois rongé jusqu'à l'os par
l'Afrique, parasité – au propre et au figuré – jusqu'à l'absurde, retranché au bord de la folie. Englués
dans un huis-clos moite, assiégés par une nature hostile et des indigènes invisibles, ils ressassent
fiévreusement leur séjour : ils ne sont d'accord sur rien.
Leur film délirant est incomplet, déchiré, maculé de sang, de sueur et de whisky. Il manque des bouts,
impossible de recoller les morceaux. Les souvenirs ne coïncident pas. Chacun tente de remonter son
propre film. De se raconter sa propre histoire au détriment de la vérité de l'autre. En s'étripant, ils
dressent pour nous le bilan halluciné de leur engagement africain.
La pièce semble hésiter entre franche comédie et drame. Entre Les Boulingrins et La danse de mort.
Devant l'ampleur et l'absurdité de leur impuissance en ce territoire farouchement hostile, la comédie
semble l'emporter. Antilopes fait de son pessimisme exacerbé une force cathartique. Un défoulement
jubilatoire qui refuse toute commisération bien pensante.
Ce qui finit par terroriser l'homme et la femme n'est pas l'ampleur flagrante de leur échec, mais bien la
perte, en chemin, de leur propre humanité. Eux, les travailleurs de l'humanitaire. Une dignité perdue
dans l'alcool tiède, la sueur d'angoisse et le sang indigène.
Envoûtement
Le couple doit se libérer d'un envoûtement.
« Parfois je sens comme un léopard qui rôde et me prend en chasse », dit l'homme.
« Tu as vu ses pieds ? Il a de longues pattes avec des griffes acérées... » dit la femme.
Les animaux, grands fauves ou petits parasites les colonisent corps et âme. Il s'agit donc de chasser.
Les vers dans le pied et les antilopes qui fuient dans la plaine. Mais aussi l'humain à proximité dont on
ne peut être certain qu'il n'ait pas déjà basculé du côté animal. Une paranoïa inhumaine et absurde.
Impossible d'établir qui sont les chasseurs et qui les proies, impossible de comprendre qui veut la
peau de qui. La femme de l'homme, ou l'inverse ? Les Africains des Blancs, ou l'inverse ? Et cette
question, lancinante comme l'incessant croassement des grenouilles : Sommes-nous là pour les aider à vivre ou pour les aider à mourir ? Un début de réponse fini par tomber : Nous nous aidons nous-mêmes.
La relève de la garde
Le corps à corps à besoin d'un arbitre. Le couple attend l'intrusion de leur successeur comme des
personnages de Becket. Il fini par arriver. Arraché à quelque bureau d'étude de coopération africaine,
il se retrouve parachuté au coeur des ténèbres. Un bébé antilope jeté en proie à deux fauves
décadents qui sortent un temps de leur cauchemar éveillé pour jouer piteusement la plus féroce des
comédies. Celle de la civilisation demeurée intacte dans le marasme où nous les avons pourtant vus se débattre. La dernière couche de vernis occidental ne tardera pas à se craqueler et l'expatrié
nouvelle génération ne peut qu'assister impuissant à une séance d'exorcisme surréaliste dont il
devient rapidement la victime expiatoire. On ne donne pas cher de sa peau. Un cobra noir se glisse entre ses pieds, il ne le voit pas...
« We are the world »
Amener un casque colonial sur une scène de théâtre belge est en soi particulier et lourd de sens.
D'avantage sans doute chez nous que sur une scène suédoise...
Bien que l'ombre de Stanley et Léopold se laisse deviner dans Antilopes, nous sommes déjà loin du
temps des colonies. Alors les rapports étaient clairement définis. Ici, c'est le retour de l'Occident aux
prises avec sa mauvaise conscience. Le temps des coopérants pétris de bonnes intentions, prêts à en
découdre avec la misère du monde. Des occidentaux en quête d'un monde meilleur, ou en quête
d'eux-mêmes, qui se croisent dans la moiteur des aéroports africains, au gré de missions qui sont
autant de combats perdus d'avance. Des égarés dont l'humanisme est rudement mis à l'épreuve par
un continent sauvagement incompréhensible qui ne tarde pas à ne plus coller avec leurs rêves de
départ.
L'Afrique, à la fois terre promise de fantasmes et d'aventures en technicolor, mais également tombeau de l'homme blanc.
C'est peut-être l'histoire d'une Afrique qui reprend ses droits. Qui refuse d'être assistée et qui
s'émancipe. Il y aurait là un début d'espoir.
Christophe Sermet
janvier 2011
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