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Accueil de « Le Mental de l'équipe »

: Quelques notes

par Emmanuel Bourdieu

Nous aimons le football. Nous sommes même, Frédéric et moi, des spectateurs assez passionnés. Emmanuel suit moins les différentes compétitions. Il est néanmoins un excellent footballeur lui-même, très fin, très (trop) artiste, bref : brésilien. Nous ne voulons rien caricaturer. Ce n’est pas une satire du football, du milieu du football. Il y a dans la pièce une belle humanisation des caractères. Nous nous demanderons, au cours du travail, ce qui nous lie à ce sport, ce qui nous séduit. Des images ? Oui, bien sûr. Pourquoi aimé-je tant, par exemple, contempler une cage, ses poteaux, ses filets ? La notion de terrain : pelouse, stade, aire de jeu. Ces mots ont un pouvoir magique. Évoquant un espace délimité, parfaitement et spectaculairement délimité, il signifie qu’à l’intérieur de ces lignes, tout est possible, toutes les courses, les trajectoires, les « actions ». Espace sacré, aujourd’hui, que la pelouse d’un stade.


Nous aimons dans les sportifs (pas seulement les footballeurs), à la fois leur puissance et leur technique phénoménales, mais aussi leur vulnérabilité. Nous associons volontiers les trois termes. Plongés toute l’année dans l’abstraction des terrains, des tactiques, des compétitions multiples, voués à une vie entièrement balisée par leur pratique, ces hommes jeunes sont parfois violemment retirés du jeu par une terrible blessure, se voient considérés à trente ans comme des vieux, des has been, se trouvent eux-mêmes usés, fatigués « émoussés » disent-ils plus volontiers d’eux-mêmes. La mort est présente partout dans le sport, partout elle est niée, transformée, sublimée.


Tout l’imaginaire guerrier, ce qui faisait fantasmer dans la guerre, est passé dans le sport. Les héros d’aujourd’hui. Toujours en grossissant, ou plutôt, en élargissant la vision, les joueurs de foot seraient les rois et les reines d’un monde shakespearien actualisé. Le terrain, la lande où entrent et sortent successivement les Richard, Bolingbroke, Buckingham, etc, travaillant aux batailles, à la destruction du clan adverse, aux complots qui leur donneront le pouvoir avant d’eux-mêmes succomber. Un héros ne peut l’être sans avoir vaincu, terrassé, un adversaire.


Les deux équipes de la pièce ne sont pas de grandes équipes. Professionnelles, bien sûr. Équipes de « ventre mou », toujours menacées de relégation, dont les budgets ne peuvent concurrencer ceux des grandes « cylindrées ». Alors on s’y bat et débat pour se « maintenir », « faire un truc, voire un gros truc ». La coupe de France est toujours la compétition visée par ces petites équipes qui attendent la victoire d’un soir, la transfiguration par une seule action, qui viendrait couronner une saison toujours difficile, anonyme. Comme on attend de gagner au loto quand on mène une existence vouée à la précarité. « Et pourquoi pas moi ? » se demande toujours celui qui sait qu’il n’en sera jamais. « Et si je le plantais ce but, tout changerait ! » se dit celui qui sait qu’il arrive au terme de son parcours, de sa carrière de subalterne.


Les schémas tactiques en vigueur dans le sport, son langage, ses présupposés, ont largement dépassé le cadre du sport, ont envahi la culture et la philosophie ordinaires. Nous avons tous en tête le binarisme cruel du sport, positif/négatif, gagnant/ perdant, etc. Toute une expression de la réussite sociale se fait dans ces termes-là. Le sport métaphorise tous les combats existentiels dans la rhétorique journalistique, par exemple, ou la rhétorique de la vie des entreprises : loosers, winners, killers, etc.


Le mot mental a connu une immense fortune. C’est un lieu commun du langage, qui signifie à la fois, le moral, l’intellect (un intellect musclé), la conviction, l’énergie. Une énergie forcément et intensément, en toute circonstance, positive. « C’est le mental qui fera la différence », entend-on partout. Les athlètes ont acquis une immense technique, doublée d’une puissance hors du commun (quand on compare les athlètes d’aujourd’hui à ceux d’hier), à peu près égales chez tous. C’est alors la force de conviction qui déterminera l’issue. Qui en voudra le plus ? Qui aura le plus de gnaque ? Quelle vision de l’homme sous-tend ce vocabulaire, cette idéologie positiviste, volontariste ?




Le football comme univers théâtral sous-exploité


L’univers du sport et celui du football, en particulier, est un univers éminemment théâtral, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un spectacle et même, pour ceux qui y assistent dans le stade, un spectacle vivant.


Le Mental de l’équipe est une tentative pour explorer les potentialités dramaturgiques de cet univers peu parcouru par le théâtre, son ou ses langages, ses règles, ses phantasmes, son imaginaire, ses idéaux, etc..


Tout univers pratique est une source d’invention artistique et dramaturgique, en particulier. Il suffit de lui prêter une attention suffisante, de jouer le jeu de son langage et de ses usages, de sa vision du monde, de jouer son jeu, et de l’envisager, non pas selon les normes et les préjugés de la représentation qu’il est convenu d’en donner de l’extérieur, mais dans une perspective purement expérimentale ou ludique, bref, en se demandant, simplement, quel genre de théâtre (ou de cinéma ou de peinture ou musique, etc.) peut-on faire avec ce monde, apparemment, si étranger au théâtre (et à l’art, en général), qu’est le football (ou toute autre pratique, traditionnellement, exclue de l’univers des possibles esthétiques).


La plus grande salle du monde


Le propre du spectacle sportif est d’être, à la fois, un spectacle vivant d’une ampleur extraordinaire (aucune salle de théâtre n’est aussi grande que le plus petit stade de la plus petite équipe de première division), mais aussi, par le biais de sa retransmission en direct, un spectacle virtuel potentiellement infini. La représentation du sport passe aussi par celle de sa retransmission et de ses conséquences : le joueur joue, virtuellement, et, parfois, effectivement, aux yeux du monde : les conséquences de ses actes, de ses réussites ou de ses échecs, sont ainsi démultipliées, jusqu’à prendre des proportions absolues, inhumaines, celles d’un jugement sans appel, sinon d’un jugement dernier. À chaque match, le joueur passe devant un tribunal dont le jury englobe, indifféremment, ses proches, sa femme, ses enfants, mais aussi, n’importe qui, ses ennemis, aussi bien que de parfaits inconnus. Il doit répondre de chacun de ses actes, sinon de toute sa carrière, devant l’humanité tout entière.


Ainsi, le Mental de l’équipe intègre, à la fois, le salon familial, dans lequel l’épouse et le fils du joueur principal regardent leur télé, et le commentaire, indifférencié, que diffusent tous les postes, allumés au même moment.


Une scénographie quasi-cinématographique


L’immensité du terrain, son incompatibilité avec le plateau (aussi grand soit-il). Faire de cette impossibilité un principe de scénographie : le terrain déborde toujours le plateau. Sa plus grande partie est toujours hors champ du cadre de la scène, aussi grande soit-elle.


Il se crée ainsi un hors champ théâtral. Cet hors champ est à géométrie variable : d’un tableau ou d’une scène à l’autre, nous déplaçons le spectateur d’un secteur du terrain à l’autre. Plus précisément, le dispositif scénique joue de la variation de deux paramètres : le choix de l’échantillon de terrain représenté et celui de l’angle selon lequel cet échantillon est considéré. Les instruments scénographiques dont nous disposons pour cela sont les éléments de délimitation du terrain (« lignes » diverses, « ronds », etc.) et, surtout, le but (nous n’en utiliserons qu’un). L’idée serait d’utiliser ces quelques éléments scénographiques simples pour se déplacer, avec une liberté quasicinématographique, dans toutes les zones du terrain et selon toutes les perspectives envisageables.


Vies courtes


Le football et le sport, en général, ont, entre autres, cette particularité de donner lieu à des trajectoires, extraordinairement, brèves et violentes, à des sortes d’existences condensées, commençant dans la première adolescence, sinon dans l’enfance et s’achevant, souvent, peu après l’entrée dans l’âge adulte, mais comprenant, d’une certaine manière, toutes les étapes, les joies, les crises et les souffrances, d’une existence « normale », depuis l’angoisse de l’entrée dans la vie, jusqu’à une sorte de mort, la sortie du jeu ou, comme on dit, du circuit, le plus souvent, dès la trentaine.


Visualisations mentales


Une des formes de pensée propres à l’univers sportif actuel et, tout particulièrement, au football, est une forme de mentalisme, autrement dit une conception du rôle et du mode d’intervention de l’esprit dans la pratique sportive, très particulière, empruntée, plus ou moins directement, à la sophrologie : pour surmonter ou, du moins, se préparer à surmonter la difficulté qu’il doit affronter (une barre à franchir, un geste à accomplir, etc.), ou, tout simplement, pour se délivrer du « mauvais stress » qui l’empêche d’être performant, le sportif doit, d’après le sophrologue, accomplir une série d’exercices de visualisation, conçus comme une sorte d’activité purement interne, mentale, se déroulant devant « l’oeil de l’esprit », sur la scène d’une sorte de théâtre intérieur. Quoi qu’on pense de la pertinence scientifique d’une telle conception, sa productivité théâtrale semble évidente : pourquoi ne pas se servir du plateau pour donner les représentations de ce théâtre mental qu’invoque le sophrologue et sur les planches duquel se jouent les exercices mentaux des joueurs en détresse qu’il prétend assister ?


Les représentations en question sont, au moins, de deux sortes, selon qu’elles sont purement imaginaires ou qu’elles reproduisent des événements de la réalité, en particulier, empruntés au passé du joueur à qui l’exercice est prescrit. Autrement dit, donner, sur la scène du théâtre, les représentations que les joueurs mobilisent, à travers leurs exercices de sophrologie, nous donne accès, éventuellement, à leurs souvenirs et nous permet donc de véritables flashs back.


Pour un théâtre du court-circuit


La pièce fera donc intervenir les trois « scènes » théâtrales différentes, impliquées par la nature même du « spectacle » sportif :


  • • Le terrain, c’est-à-dire le spectacle proprement dit.
  • • Le ou les espaces mentaux que les exercices mentaux mobiliseront.
  • • L’univers des spectateurs télévisuels et, plus précisément, le salon du personnage principal dans

lequel sa femme et son fils le regardent.


Par moments, le spectacle fera coexister ces trois espaces et même, dans un second temps, jouera de toutes les interférences possibles entre eux : les personnages pourront passer, sans transition, de l’un à l’autre, défiant les lois du temps, de l’espace et de la vraisemblance, produisant des sortes de perturbations dramatiques, injustifiables du point de vue de la réalité. Ainsi, les joueurs entreront et agiront dans leurs propres images mentales, mais aussi dans celles des autres ; la femme du personnage principal ira le trouver sur le terrain pour lui reprocher de n’avoir pas tenu ses promesses ; ce dernier entendra la voix de son fils qui le supplie de marquer ; l’amant de la femme se glissera dans le salon : enfin, Monod sera projeté, à la faveur d’un « switch », dans un univers étrange, mélangeant les trois espaces, le terrain d’où il sort, le salon où on le regarde, le souvenir d’un jour d’enfance où sa mère lui donnait son goûter, avec, au milieu de tout cela, une femme qui est, à la fois, sa mère et son épouse, et un enfant, son fils et lui-même.

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