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Le ciel, mon amour, ma proie mourante


: Entretien avec François-Xavier Frantz

par Gilles Amalvi

Cela fait plusieurs années que tu travailles sur Werner Schwab. Tu as également travaillé sur Pasolini. Est-ce que tu t’intéresses plutôt aux auteurs “ révoltés ” ?


Quand j’entends “ révolté ”, je recule un peu ; en effet je ne travaille jamais sur les auteurs qui sont “ contre ”. Lorsque Schwab écrit “le théâtre est une cochonnerie ennuyeuse où on peut mourir d’ennui contre paiement”, il parle du “ vieil animal théâtre que l’on ne peut sauver qu’en le battant ”. Schwab m’intéresse au même titre que Claudel ou Racine, comme un grand classique. C'est-à-dire que c’est avant tout une écriture. Schwab avait cette phrase provocatrice : “ Je viens d’apprendre ce matin que l’on vient encore de me traiter de trou du cul. A chaque fois que quelqu’un me traite de trou du cul, j’ai gagné un point ”. On peut se dire que c’est gratuit, provocateur, mais de quoi parle-t-il en fait ? Il parle du mot « trou du cul » qui arrive dans la bouche de quelqu’un. De comment le langage se manifeste, comment nos affects se manifestent.


Où se situe l’originalité de la “langue” de Schwab ? Que montre-t-elle du langage ?


Je pense que l’on peut arriver au bout du sens en travaillant sur Schwab, parce que tout a du sens, mais par contre, ce qui n’en a pas, ce qui est vraiment un acte poétique, c’est : comment a-t-il fait pour aboutir à une écriture aussi follement intelligente, qui cache aussi bien son jeu ? Il y a quelque chose de risqué dans son écriture. Le fait qu’il y ait laissé sa peau n’est pas une preuve. Il est à un croisement entre Rimbaud, Rabelais et Sade. Ce qu’il montre de la langue, c’est qu’il faudrait se débarrasser d’elle parce qu’elle n’est rien, et qu’en même temps on ne peut rien sans elle. Ce qui m’attire, c’est cette écriture du désastre permanent de la langue, liée au affects par les fils d’acier de la logique ; qu’on l’utilise de manière affective ou rationnelle, on tient exactement le même type de discours, c'est-à-dire thèse / antithèse / synthèse ; on finit toujours par un “donc dans ce cas assurément alors voilà”. C’est tout l’axe de travail que j’ai développé sur Schwab : la langue n’est ni une chose vaine, ni une chose dont on pourrait s’échapper ; c’est une chose organisée, qui a une histoire. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont il montre cette architecture. Plus qu’un révolté, c’est un architecte visionnaire qui montrerait comment est construite la langue, et du coup comment les rapports humains – si ça existe – en pâtissent. Schwab est sans doute l’écrivain qui est allé le plus loin dans le fait de montrer ce qu’est l’esprit de système, aussi loin qu’Artaud – mais Artaud est allé “trop” loin puisqu’il est allé jusqu’à détruire la langue. Evidemment le premier système, c’est la langue. Mine de rien elle mine tout, elle systématise nos affects, nos amours, nos échecs, nos guerres, nos relations, et la courbe affective de nos relations. Il n’est pas autrichien impunément : il a lu Freud.


Il relie la logique de la langue aux extrêmes du corps – allant de la logique de Wittgenstein jusqu’aux actionnistes viennois. On pourrait dire que ses pièces sont des “ indigestions ” de langue.


Oui, une digestion plutôt. Notre capacité de digestion de l’autre par la langue. Il y a une pièce dont le sous-titre est “Un cas de momissement”. C’est au niveau sensible que ça se joue. Sa langue ne laisse rien tranquille, ni nos intestins, ni notre imagination. Pour Schwab, l’être, c’est encore une question de langage. Il y a cette constatation : quel est le premier système avant la langue ? Qu’est ce qui tient un corps humain debout ? C’est le système intestinal. Il faut manger, remplir, évacuer, etc. Il en parle en terme de cycle. Le deuxième cycle, c’est la reproduction. Et ça fait beaucoup d’hommes, beaucoup de douleur, beaucoup de recommencement. Au cœur de son œuvre, je crois qu’il y a un projet très simple : parler de la douleur humaine. La définition la plus comique que j’ai pu trouver de lui, c’est “ le plus grand auteur bouddhiste autrichien ”. J’ai rarement lu d’œuvres qui montrent une telle connaissance de la douleur : dans les rapports de force élémentaire, dans les rapports filiaux, dans les rapports professionnels, dans le fait de posséder ou non la langue, et évidemment dans le rapport à soi. Dans cette pièce en particulier, l’ironie qu’il installe à propos du rapport de l’artiste à sa propre douleur est très intéressant. Un autre thème de prédilection de Schwab : tu as droit à ta propre mort. C’est pour ça qu’il rejoint l’orient. Il remet la mort au centre, mais jamais d’une façon morbide. La vitalité désespérée, c’est ça. Au fond, il y a chez Schwab une recherche du silence. Est-ce que le silence est possible ? Est-ce que laisser parler l’autre c’est possible ? Est-ce qu’on est obligé d’être soumis à l’inconscient en tant que discours de l’autre ? Est-ce qu’on parle toujours de par la personne qui est en face de nous ? Est-ce que nous sommes toujours les casseroles traînées par l’oreille qui nous écoute ? C’est en cela qu’il n’est ni un dénonciateur ni un provocateur : c’est un énonciateur, l’énonciateur d’un certain système. Il ne donne jamais de leçon.


Dans cette pièce, on retrouve la figure de l’artiste, celle de la mère, de la fiancée un peu idiote Il y a à la fois ces personnages basiques et cette langue, qui est une artificialité pure.


Ce qu’il met au cœur de ses personnages, ce sont des affects totalement élémentaires, c'est-à-dire condensés. On est tous là. Nous on se dit “ mais non, nous sommes des gens de culture ”, mais je dis : nous sommes tous à cet endroit là, coincés par des affects élémentaires, sauf qu’il sont plus ou moins masqués culturellement, sociologiquement. Pour moi, « artifice » est le mot essentiel à propos de Schwab. Lorsqu’on commence à travailler sa langue, on est sûr d’être dans l’artifice. C’est un des signaux d’alarme que j’ai envie de tirer : arrêtez de croire à une vérité énonçable. La langue de Schwab rend ça impossible, on ne peut pas l’attraper ; on ne peut pas dire : “ ah oui, il parle de la consommation, il parle des journalistes, il parle des marchands d’arme qui sont des méchants ”.


Quelle est la spécificité de cette pièce ?


C’est la seule qui ne se termine pas sur le mode de la destruction. Elle se termine sur un mode affectif. La langue reste à un niveau très dur, mais sur un mode affectif. C’est la beauté de la fin qui m’a donné envie de travailler dessus. C’est la seule pièce dans laquelle le rapport filial ne reste pas dans le conflit.


Comment vas-tu travailler sur les conventions théâtrales ? Quel rapport voudrais-tu établir entre le texte et la scène ?


Je me suis rendu compte en travaillant sur Schwab que l’oreille contemporaine ne peux plus supporter qu’un certain taux de langage. Passées quelques minutes, elle a besoin d’un autre vecteur. La tendance de mon travail, c’est de créer un espace à quatre voix : lumière / image / son et texte : que ces éléments aient quasiment la même place, sans être des valeurs ajoutées. Mais mon théâtre reste un théâtre de texte.



Cette pièce se construit autour de la figure de l’artiste, elle est tissée de références picturales, à Van Gogh, mais aussi Bacon, Ensor…. L’univers visuel sera influencé par ces références ?


Je fais confiance à Schwab, il ne cite pas ces noms pour rien. Il n’a pas pris son dictionnaire des peintres pour trouver des références comme le font beaucoup de dramaturges aujourd’hui. Il sait de quoi il parle, il a lui-même une formation aux beaux-arts. L’artiste, Hermann apparaît en Van Gogh, dans un tableau de Spitzweg puis de Michel-Ange, mais il faut bien lire de quoi ça parle : une fois encore, ça parle de l’illusion. Hermann tombe amoureux, et à partir de là, il dit : « je vais entrer dans le mensonge ». On le voit entrer dans des tableaux. En tant que peintre, il finit par vivre comme personnage de tableaux d’autres peintres. L’amour et l’art sont mêlés de façon très ambiguë autour de ce nœud du mensonge et de l’illusion. Tragique ou comique ?


Schwab écrit lui-même : “ il arrive que je me mette d’un coup à rire en écrivant. Mais l’idéal c’est quand un rire retentit pour ensuite rester bloqué ”. Comment travailles-tu cette frontière très ténue qui court entre le rire et la violence des affects ?


Le rire est incontrôlable. Le niveau de langage qu’il utilise saute sans arrêt : il peut y avoir le mot saucisse juste à côté du mot Dieu. Sa stratégie consiste à faire rire pour ensuite “frapper”. Malgré tout, il y a chez Schwab quelque chose de remarquable : on peut dire tout ce qu’on veut, décrypter sa façon d’écrire, mais il y a cet endroit auquel il nous renvoie de gré ou de force à ce que j’appelle “ le symptôme européen ” : l’origine logique de notre façon de parler, d’organiser le monde, d’organiser nos affects. C’est une logique qui veut pouvoir tout englober, jusqu’aux actes les plus délirants. On nourrit une machine qui nous dévore, par des rapports affectifs avec elle. Et si on reste sadien, il faut en rire. On ne peut pas dénoncer une chose pareille ! Dans les années 70, on parlait d’aliénation, de conditionnement, mais aujourd’hui on y est. Schwab est peut-être un des derniers auteurs qui ait réussi, dans son texte, à réunir un esprit poétique et en même temps une capacité à rire bêtement. Pas grassement, bêtement. Son rire contient toujours une dose de violence, et son sérieux une dose d’ironie. C’est pour ça que ce n’est pas une plaisanterie lorsque je dis « bouddhiste autrichien ». Je n’ai aucune vénération pour les bouddhistes, mais la leçon que je retiens, c’est « ne souffre pas parce que tu feras souffrir ». Pour moi c’est un écrivain qui a réussi à englober la structure de notre société dans sa langue. J’en arrive presque à penser que ces affects là sont tellement bien écrits qu’ils en deviennent injouables - les affects, pas son texte.


Entretien avec François-Xavier Frantz réalisé par Gilles Amalvi pour le journal du théâtre Le Colombier

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