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Le Vrai spectacle

+ d'infos sur le texte de Joris Lacoste
mise en scène Joris Lacoste

: Entretien avec Joris Lacoste

Propos recueillis par Eve Beauvallet

Le vrai spectacle n’est pas votre premier projet basé sur l’hypnose. La pièce radiophonique Au musée du sommeil (2009), les performances et installations Restitution et Le Cabinet d’hypnose (2010) exploraient déjà le potentiel artistique de cette pratique. Comment l’avez-vous découverte ?


Joris Lacoste : J’ai rencontré l'hypnose en 2004, alors que je préparais un autre projet intitulé l’Encyclopédie de la parole (créé aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2007), dans lequel on collecte toutes sortes de documents sonores. C'est dans ce cadre que je suis tombé sur certains disques de relaxation ou d’auto-hypnose, des enregistrements à écouter dans son canapé et qui sont censés nous aider à arrêter de fumer, à avoir plus de charisme, à être moins paresseux… Il y a tout un marché. C'était bien sûr très attirant. J'ai été séduit par la forme particulière de ces discours. La plupart sont très kitch. Mais certains, sans se donner du tout comme artistiques, n'en possèdent pas moins de réelles qualités esthétiques, avec des jeux de répétitions / variations parfois très inventifs qui me rappelaient les procédés poétiques de Gertrude Stein ou de Christophe Tarkos. C'est ainsi que j’ai commencé à les collectionner. Mon intérêt pour l'hypnose était donc d'abord purement esthétique.


Comment votre intérêt s’est-il intensifié ?


Joris Lacoste : J'ai beaucoup écouté ces disques, j'adorais l'état dans lequel ils me mettaient. Et puis, peu à peu, j'ai arrêté de fumer, je me suis senti beaucoup de charisme, j'étais beaucoup moins paresseux… Blague à part, je me suis rendu compte que l'hypnose était quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus riche que les clichés qu'on peut en avoir. J'ai donc entrepris des recherches sur le sujet. J'ai parcouru l'histoire de l'hypnose depuis Mesmer, j'ai lu la littérature spécialisée dans le sujet, j'ai rencontré des chercheurs, je suis allé consulter un hypnothérapeute… Et peu à peu, j'ai entrevu un possible usage artistique de cette pratique. J'ai alors commencé à étudier les techniques de l'hypnose, et d'abord sa rhétorique : il y a un ensemble de règles et de figures que l'on doit maîtriser pour induire l'état d’hypnose. C'est une vraie poétique. Une poétique d'autant plus intéressante à mon sens qu'elle est toute fonctionnelle : la parole vise à provoquer non pas des effets esthétiques, mais un état physiologique déterminé. Elle ne vise pas la beauté, mais l'efficacité. Elle n'est belle qu'incidemment. C'est un intéressant défi d'écriture.


Et c’est ainsi que vous êtes devenu hypnotiseur ?


Joris Lacoste : Un jour, je me suis senti prêt à expérimenter ma première performance hypnotique: j’ai préparé un texte, je l'ai répété, et j'ai proposé à un ami, Kenji Lefevre-Hasegawa, d'être mon spectateur. L'expérience a eu lieu chez moi en décembre 2004. Une séance comprend toujours deux parties : la première phase, que l'on appelle induction, a pour objet d'accompagner le spectateur dans l'état d'hypnose, notamment au moyen des techniques rhétoriques que j'ai évoquées. La deuxième phase est celle des suggestions proprement dites.
Dans l'hypnose de music-hall, il s'agira de suggérer à la personne endormie d’effectuer des actions plus ou moins extravagantes ou compromettantes. Dans l'hypnose thérapeutique, on propose au patient des situations, des sensations ou des idées qui vont contribuer à rééquilibrer certains de ses schémas psychiques. Je me suis, d'emblée, placé dans une optique différente. Ce qui m'intéressait, c'était de raconter des histoires. Je voulais voir comment la parole agit sous hypnose, comment le texte produit des effets particuliers chez celui qui le reçoit. Je lui ai donc raconté un récit à la deuxième personne, un récit dont il était le personnage principal : « Tu entres là, tu fais ceci, tu vois cela »…


Qu’est ce qui, lors de cette première expérience d’hypnose, vous a persuadé du potentiel artistique de la pratique ?


Joris Lacoste : Ce qui m'a d’abord plu, c'est la théâtralité du dispositif hypnotique : il y a quelqu'un qui parle et quelqu'un qui écoute. L'hypnotiseur est dans la situation de l'acteur qui agit, l'hypnotisé dans celle du spectateur qui perçoit. Avec, certes, cette particularité qu'il n'y a qu'un spectateur, et que ce spectateur est endormi… Mais c'est une situation très belle et très étrange que de parler à quelqu'un qui dort. Car on sait bien que la personne ne dort pas vraiment, ce sommeil est un sommeil particulier dans lequel tout ce qu'on dit est perçu et va produire dans l’imagination de la personne des images, des sensations, des perceptions. Cela confère à celui qui parle une grande responsabilité.
Mais ce qui m’a vraiment fasciné, c'est ce que Kenji Lefevre-Hasegawa, une fois réveillé, m'a raconté ce qu'il avait vécu. Son récit était inouï. Il avait été totalement immergé dans l'histoire et il me la racontait comme quelque chose qui lui était réellement arrivé, avec toutes sortes d’images, de détails, de sensations très personnelles. C'était comme un rêve, mais en beaucoup plus intense, plus précis, plus cohérent. Surtout, ce qui était passionnant, c'était d'observer comment son imaginaire propre avait investi les situations proposées. Il y avait un écart substantiel entre ce que je lui avais raconté et ce qu'il avait projeté mentalement. C'est merveilleux de voir comment des métaphores ambiguës produisent des images très concrètes, comment par exemple l’énoncé « Tu es à l’intérieur d’une chambre qui est à l’intérieur d’une idée » peut faire apparaître, contre toute attente, l’image d’un diamant. On croit souvent que l’hypnose est une sorte de manipulation, comme si l’hypnotiseur pouvait contrôler l’esprit de l’hypnotisé. À mon sens, il s'agit bien davantage d'une forme de collaboration entre les deux : l’histoire que je raconte est librement investie par l’imaginaire et la fantaisie de chaque spectateur.


Vous en avez donc fait une pratique régulière…


Joris Lacoste : À l’époque, en 2005, j’habitais à La Générale, un grand squat à Belleville, et c’était un contexte idéal. J’ai transformé mon atelier en cabinet d’hypnose et j’ai pris le temps d’expérimenter auprès d’un petit groupe de volontaires différentes techniques de narration et de description. Ce n’est qu’à partir de 2009 que j’ai réalisé mon premier projet utilisant l’hypnose, la pièce radiophonique Au musée du sommeil. Ont suivi, en 2010, les performances et installations Restitution et Le Cabinet d’hypnose.


Le vrai spectacle élargit la pratique de l’hypnose à la dimension collective, puisque vous projetez de plonger les spectateurs d’une salle de théâtre dans le rêve d'un spectacle. Votre titre est assez espiègle et peut même sembler paradoxal. Le théâtre n’a pas lieu sur scène…


Joris Lacoste : Oui, l’idée est vraiment de produire un spectacle mental : le vrai spectacle, c’est celui qui a lieu dans votre tête. Il y a en fait deux spectacles : le « spectacle réel », qui correspond à ce qui est fait concrètement chaque soir sur scène. Et puis il y a le « vrai spectacle », qui est rêvé par chaque spectateur à partir de l’histoire racontée. L’adjectif « vrai » est tout relatif... Si ce spectacle est vrai, c’est peut-être simplement que la question de sa vérité ne se pose pas : car il y a autant de vrais spectacles que de spectateurs. On pense encore trop souvent que le sens est conçu par l'artiste et placé dans l'oeuvre pour être ensuite déchiffré par le spectateur. Je crois, au contraire, qu’il est produit par le spectateur à partir de l'expérience proposée par l'oeuvre. Il est différent pour chacun. Il ne préexiste pas. Cette idée, l’hypnose la met en évidence de manière particulièrement tangible.


Utiliser l’hypnose est une gageure lorsque l’on sait à quel point la pratique est encore perçue comme ésotérique…


Joris Lacoste : J'attends le jour où l'hypnose sera pratiquée par tous et ne fascinera plus personne. Il faut banaliser l'hypnose : quand elle sera rentrée dans notre quotidien, quand tout le monde aura compris à quel point c’est une ressource simple et très riche, ce sera beaucoup plus simple de travailler avec, que ce soit en thérapie ou en art. Mais pour l'heure, c'est vrai que son image reste encore entachée de toutes sortes de clichés plus ou moins occultes, de fantasmes d’autorité, de manipulation ou d'influence. Les hypnotiseurs de foire contribuent beaucoup à propager ces stéréotypes en mettant en scène la domination qu’ils exercent sur leurs sujets. Je suis bien conscient qu’il y a encore un fort soupçon de sensationnalisme attaché au signifiant « hypnose ». Mais je crois qu’on peut le dissiper en étant honnête et clair, en exposant simplement aux spectateurs la nature de l'expérience proposée. Surtout, expliquer qu'il ne s'agit pas du tout de faire de l’hypnose de foire, qu’il n’est pas question de leur demander de monter sur scène ou de leur faire faire quoi que ce soit : il ne sera pas demandé autre chose au spectateur que d'être spectateur, c’est-à-dire regarder, écouter , imaginer. L'important, c'est de laisser le choix. Si vous ne voulez pas être hypnotisé, c'est très bien. On n'hypnotise pas quelqu'un contre son gré. Mon but n'est pas de prouver que Le vrai spectacle peut hypnotiser tout le monde. Il faut que les gens se sentent libres de s'abandonner à la situation proposée, ou bien de rester à distance. Vous pouvez choisir de voir ou bien le spectacle réel, ou bien le vrai spectacle. Ce sont deux réceptions possibles, deux expériences esthétiques radicalement différentes, mais chacune doit offrir du plaisir et de l’intérêt.


Pourquoi avoir confié à un acteur, Rodolphe Congé, la place de l’hypnotiseur ?


Joris Lacoste : Je ne demande pas à Rodolphe Congé de jouer à l’hypnotiseur. Dans Le vrai spectacle, il n’y a pas réellement d’hypnotiseur dans la mesure où c’est le spectacle tout entier qui se donne comme hypnotique. Ce n’est pas une performance d’hypnose de foire. Je veux utiliser tous les moyens du théâtre pour produire l’hypnose : la scénographie, le son, la lumière, et bien entendu, le texte et l’acteur. La parole est l’outil privilégié de l’hypnose. Je tenais à ce que cette parole soit portée et investie artistiquement par quelqu’un dont c’est la pratique, à savoir un acteur comme Rodolphe Congé.


Quelles fonctions auront la lumière et la musique ?


Joris Lacoste : On sait combien la musique peut être un puissant adjuvant de l’hypnose, à condition qu’elle soit régulière sans être complètement répétitive. C’était donc intéressant de travailler aussi à cet endroit. J’ai ainsi demandé au compositeur Pierre-Yves Macé de composer une partition qui, pour le dire vite, soit tout à la fois prévisible et changeante. Quant à la lumière créée par Caty Olive, elle doit répondre à cette épineuse question : que signifie créer de la lumière pour des spectateurs qui ont les yeux fermés ?


L’hypnose est devenue, depuis Brecht, le repoussoir du théâtre moderne. La pensée dominante veut, aujourd’hui, que l’on se méfie d’une conception « illusionniste » de la scène qui maintiendrait le spectateur dans un état de passivité, en le coupant de toute distance critique… Que dit Le vrai spectacle de l’activité propre au spectateur ?


Joris Lacoste : Il y a en effet cette idée bien répandue qu'il faut réveiller les gens, que le rôle de l’art et du théâtre est de produire un sursaut critique, une prise de conscience, une distance qui permette au spectateur de n’être pas dupe de la représentation et de poser autrement son rapport à la réalité. Très bien. Mais pourquoi un tel déplacement ne serait-il pas possible autrement, depuis une position non de distance mais au contraire d'adhésion ou d'abandon ? De fait, nous sommes nombreux à dormir plus ou moins au théâtre. Pourquoi ne pas partir de là ? Pourquoi ne pas travailler, avec les moyens de l’art, depuis l’intérieur de ce sommeil ? Car cet abandon est tout sauf une passivité. Il suffit d'avoir expérimenté une fois l'hypnose pour savoir à quel point cela peut être un endroit de liberté extraordinaire. Je dois, en fait, ma première expérience d’hypnose à Claude Régy. Il y a dix ans, j'ai assisté à sa mise en scène de Mélancholia au Théâtre de la Colline. Durant la représentation, j’ai eu la sensation de m’endormir et, au réveil, je croyais être passé à côté du spectacle. Des images me sont pourtant revenues et j'ai compris qu'il n'en était rien : je l'avais juste vécu d'une autre façon, plus intérieure, et peut-être plus intense.


Considérez-vous l’hypnose comme un idéal de spectacle théâtral?


Joris Lacoste : Certainement pas. C'est simplement un autre type de relation qui est proposé, une autre manière de recevoir la pièce, une autre expérience de spectateur. Elle n'est pas meilleure, elle est juste différente. Je ne peux pas défendre Le vrai spectacle comme un modèle applicable au théâtre en général. Je veux juste essayer de montrer en quoi l’hypnose peut être une occasion d'augmenter nos capacités de percevoir et d’agir, une manière de modifier notre relation au monde : c'est-à-dire un art.

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