En juin 2006, j’ai envoyé à quelques comédiens et comédiennes de mon entourage une lettre. Il s’agissait d’une proposition de travail de recherche, provisoirement appelé Le Grand Projet . Cette lettre manifestait l’envie de créer une dramaturgie de plateau interdisciplinaire dont le point de départ n’était pas un texte, mais un questionnement :
"Pourquoi faire du théâtre ?"
En d’autres termes…
"Pourquoi avons-nous, acteurs et spectateurs du spectacle vivant - car il doit rester Vivant !- besoin d’art ?"

Ayant comme matière brute nos rêves, nos doutes, nos souvenirs et nos peurs, notre travail de recherche s’est fondé sur l’autofiction et les possibles dialogues entre le jeu filmé et le jeu scénique. Sur le plateau et devant l’écran, nous avons réinventé nos propres traces, comme jeter des cailloux blancs par terre pour tracer son chemin.

A partir de ce matériau de recherche, j’ai écrit le texte pour Claire, Johanna, Isabelle, Marion et Maloue. C’est au moment de l’écriture du texte que j’ai décidé que Le Grand Projet s’appellerait définitivement Le Grand Projet. Au départ, ce titre n’était qu’une façon affective et purement intuitive de nommer cette aventure dont nous ne connaissions pas le devenir. Une façon de se projeter dans un espace-temps imaginaire, inconnu.

Mais aussitôt, dans mon quotidien j’ai commencé à noter la frénétique occurrence du mot projet, partout ! Jusqu’au jour où, dans le métro parisien, je me suis retrouvée face à un alignement d’énormes affiches publicitaires sur lesquelles il était marqué : « La saison des grands projets » (il s’agissait d’une publicité Leroy Merlin incitant les gens à faire des travaux de bricolage pendant l’été).
Loin de ma vision onirique du projet, cette image m’a renvoyée à l’hystérie du projet qui guide les démarches productivistes de notre époque. Dans l’illusion de pouvoir maîtriser son temps, l’homme contemporain, hanté par le fantôme de la précarité, remplit les pages blanches de son agenda.

Entre présent et futur, rêve et réalité, la notion de projet, par son ambivalence, faisait pleinement écho à notre question initiale : en quoi l’art répond à cette nécessité humaine, à la fois si irrationnelle et pragmatique, de se projeter ?
La notion de projet fut alors le fil conducteur de l’écriture du texte. Celui-ci est composé de sept fragments appelés Projections. Allant de l’enfance à la vieillesse, ces Projections sont des traversées dans les existences des cinq comédiennes, comment elles se sont projetées et comment elles se projettent dans leurs vies.

A l’écriture textuelle se mixe une écriture documentaire, fruit d’une série d’interviews réalisées tout au long du processus de création. Dans une démarche d’ordre anthropologique, j’ai voulu confronter nos questionnements à ceux d’autres personnes de différents âges et métiers. Je les ai interrogées sur leur rapport au projet, au travail, au jeu et au temps.

Dans l’écriture scénique, les "Projections" et les "Interviews" se croisent, des échos entre les réponses des interviewés et les histoires des comédiennes surgissent au fur et à mesure. Des traces communes. Est-ce un réel documentaire ? Jouent-ils des seconds rôles ?

Qu’est-ce qui est vrai dans tout cela ? Notre liberté d’imaginer.

Si le point de départ du processus de création a été un questionnement, le point d’arrivée n’est pas pour autant une réponse, mais un foisonnement de questions… aussi multiples que les reflets d’une boule à facettes ! La dramaturgie de ce spectacle ne peut être un cadre rigide, mais bien au contraire l’expression d’une pensée en mouvement, d’une pensée en train de se frayer une voie. Sur le plateau, un jeu grandeur nature se construit, les niveaux de réalité se démultiplient. A l’image de son processus de création, Le Grand Projet a été conçu comme un grand puzzle dans lequel éléments scénographiques, récits, images numériques, danses et musiques sont autant de pièces invitant le spectateur à s’immiscer dans le spectacle au gré de son imaginaire.