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Je ne me souviens plus très bien

+ d'infos sur le texte de Gérard Watkins
mise en scène Gérard Watkins

: Présentation

Le temps et l’oubli


Antoine D a 96 ans, et ne se souvient plus de son nom de famille. Il sait qu’il est historien. Il se souvient de tous les événements de l’Histoire avec un grand H, mais de son histoire, il ne se souvient plus très bien. Il se retrouve en pyjama dans un espace indéfini. Ses hôtes, Didier Forbach et Céline Brest, le mettent soigneusement à la question. Didier et Céline expérimentent, et de méthode en méthode, creusent l’identité de leur hôte au scalpel. Le doute s’installe sur leurs identités et intentions mutuelles. Sont-ils médecins, policiers, chercheurs, analystes ? Veulent-ils l’aider à retrouver sa mémoire, ou l’effacer pour rendre son esprit plus disponible ? Et lui, fait-il semblant ? Une question plus vitale finit par prendre toute la place. Qui sont-ils vraiment les uns pour les autres ?


Je ne me souviens plus très bien est un rituel, un mystère, une mise en vertige de notre lien aux autres et au temps. Empruntant des allures d’un procès kafkaïen, d’une enquête métaphysique, un règlement de comptes sans merci entre trois êtres liés par l’oubli, trois générations, trois époques qui se déclarent, se déploient et se délitent. On ne saura qu’à la fin les véritables enjeux de ce jeu de questions-réponses, de cet interrogatoire au carrefour de la psychanalyse et de la garde-à-vue. On comprendra enfin pourquoi cette intrigue familiale a pris autant de masques et de subterfuges pour se matérialiser.


Travailler ici sur une forme d’amnésie volontaire m’a permis de tirer le lien entre le personnage et la dramaturgie d’une époque. Ce qui constitue, à mes yeux, un personnage, n’est ni sa biographie, ni ses actes, ni sa psychologie, mais sa manière d’affronter le temps et la réalité. Ce qu’il choisit de taire autant que d’exprimer, de se souvenir autant qu’oublier, dévoilent quelque chose de fondamental sur notre époque.


Longtemps, le temps d’une vie, le temps d’un siècle, Antoine D a résisté au temps. Pour cela, il a adopté une méthode. Il a pratiqué une forme de mémoire sélective. Il a choisi de se souvenir de l’Histoire, dans son intégralité, et en a oublié sa propre vie. Il a suivi le fil des mots qui relient l’Histoire au temps, comme un fil d’Ariane, et s’est perdu dans son labyrinthe. Ce n’est pas par hasard qu’Antoine est historien, car son errance est bien la nôtre, celle de nos inquiétudes face à l’oubli.


Parce que ce que l’on vit, voit, retient et oublie définit ce que l’on est, le temps et la mémoire sont des territoires idéaux pour s’aventurer sur celui, hasardeux, des incompréhensions et des différences générationnelles, y créer une confrontation ludique, et y déjouer les idées reçues. Confronter le XXe siècle à l’image implacable que lui renvoie une génération sans illusion, celle du XXIe siècle.


La science de l’oubli


On peut difficilement parler d’Alzheimer, ou d’amnésie, pour expliquer notre obstination à répéter les mêmes erreurs, les mêmes cas de figure. On sent bien qu’il y a une blessure quelque part qu’on ne pourra jamais panser. Le monde avance avec une quantité de fantômes qu’on a du mal à identifier. Or selon les dernières recherches scientifiques, tout ce qui semble oublié serait concrètement encore là, dans notre cerveau.


La différence principale entre un être vivant en 2014, et un autre un siècle auparavant, est l’avalanche d’informations qu’il ingurgite au quotidien. L’homme moderne est le réceptacle d’un savoir aussi superficiel que volumineux. Il est assiégé par une quantité infinie de détails qui ne le concernent pas mais qui savent se prétendre indispensables. Il doit consommer l’information au même titre qu’il doit consommer l’instrument qui le transmet et l’habitacle qui l’héberge. Il a donc su développer un réflexe pour se protéger, survivre : il tente de se constituer une mémoire sélective.


Pour cela, il se fraye un chemin et choisit. Il choisit de se souvenir de la Shoah parce qu’il est difficile de faire autrement, mais choisit d’oublier les circonstances qui ont mené à la tragédie. Il se souvient de la joie et de la délivrance que procure une révolution en observant de loin le Printemps arabe, mais oublie d’accueillir en son pays les « dégâts collatéraux ». Il ne peut pas vraiment faire autrement. Il doit choisir, trier, faire ce long travail lui-même, sous peine d’implosion. Personne ne peut faire ce travail à sa place. C’est la seule responsabilité qui lui reste.


Le cerveau est bel et bien un territoire occupé. Le monde libéral y cherche une place de plus en plus probante. Et si bien des gens pensent que le pouvoir d’achat est leur dernier recours politique, le pouvoir d’oublier, d’évacuer ce monde de son cerveau en est bien un autre.


Je résumerai volontiers ce texte en une guerre familiale et secrète entre entre le XXIe siècle et le XXe, et ce qui me plaît dans cette guerre, c’est que je n’arrive pas à prendre partie.

Gérard Watkins

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