Il voit le jour à dix-sept ans. L’après-midi du 26 mai 1828, Kaspar Hauser s’avance sur une place de Nuremberg, une lettre de recommandation en main, signée de « l’homme-qui-a-toujours-été-avec-moi », son tortionnaire qu’il n’a jamais vu. Jusque là, Kaspar Hauser a vécu enfermé, nourri au pain, à l’orge et à l’eau, drogué à l’opium. Dès sa libération, recueilli par Anselm von Feuerbach, l’adolescent défraye la chronique, accomplit des progrès inouïs, jusqu’à son assassinat, en 1833, inexpliqué. Il aura vécu quatre ans. «La mort de Kaspar est un exemple de crime contre la vie de l’âme » écrira Feuerbach. Le cas Hauser inspirera la poésie de Verlaine, le cinéma de Werner Herzog, les recherches de Françoise Dolto.

Essayiste, scénariste, poète, romancier, inventeur d’une parole théâtrale singulière, l’écrivain d’origine autrichienne Peter Handke fouille les misères de la condition humaine ; la solitude, la mort et la renaissance du langage. Artiste associé à la Manufacture depuis l’été 2004, Richard Brunel met en scène à travers Gaspard le meurtre d’une enfance, la fabrication d’un monstre. Un acteur, entouré de voix souffleuses, raconte une errance interminable, la recherche de la parole, la volonté violente d’entrer dans le monde, de lui appartenir, d’y trouver sa place. Mais dans cet univers, explique le metteur en scène, « l’homme n’a pas d’autre place déterminée que celle de la quête d’une place déterminée. » « J’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour » répète la figure de Peter Handke, adolescent victime d’un langage retourné contre lui, d’une parole transformée en une arme d’oppression.

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Kaspar Hauser, un mythe de la quête

Quel sens véhicule cette figure, et comment la figure Kaspar Hauser nous livre son enseignement sur l’univers et la place de l’homme. Kaspar constitue une entité polymorphe et plurivoque. L’univers du mythe Kaspar n’a pas de sens rassurant et stable qui permettrait toujours de l’habiter en sécurité, l’homme n’y a pas d’autre place déterminée que celle de la quête d’une place déterminée.

Des questions : Où est la limite entre notre moi et l’extérieur ?
Quel type de rapport avec le monde ?
Comment agir dans un monde dans lequel notre place n’est pas prédéterminée et ou notre perception de celui-ci est décalée ?
Le monde tel qu’il est ou tel que nous le voyons ?
Quels discours et quelles actions sur l’habitude et l’adaptation de l’être humain à son entourage ?

Ce qui est produit ici est une naissance, une entrée dans le monde. Devant nos yeux un homme va refaire le parcours de l’enfant, des premiers sons à la parole, des premiers pas à la maîtrise de ses mouvements. Curieux comme un enfant, ludique et désordonné comme lui.

Ce qui se joue ici est la fabrication d’un monstre. L’entreprise est celle du professeur Frankenstein. Mais ici les organes rassemblés sont des mots, le souffle de la vie, la parole. Gaspard est une création de toute pièce. Il est une présence étrangère, inadaptée, artificielle qui, comme la créature de Frankenstein ne peut que s’autodétruire.

Ce qui se trame ici est la manipulation d’un homme. Que sont ces voix souffleuses ? Invasion massive de l’espace sonore, sollicitations constantes, martelage de terme-clefs, répétitions, amalgames : l’arsenal répressif qu’elles développent est impressionnant « torture verbale » sous-titre Peter Handke : parce que la parole est violence.

Ce qui se joue ici est l’émergence d’une poésie. Un homme devient poète, en se jouant du langage parce que le langage s’est joué de lui, s’est dérobé devant lui et n’a jamais coïncidé avec lui. Le langage n’en laisse que davantage voir la détresse de celui qui est contraint de se prouver au moyen du langage. « Pour écrire la seule envie ne suffit pas : il faut que s’y ajoute la détresse ».

Carnet de travail / Mars 05 / Richard Brunel

Mais qu’est-ce que je viens en fait de dire ?
Si seulement je savais ce que je viens de dire !
Kaspar dans Gaspard de Peter Handke