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Fragmente

+ d'infos sur le texte de Lars Norén

: Entretien avec Sofia Jupither

Propos recueillis à Paris par Daniel Loayza le 18 janvier 2013

Vous n’êtes pas encore connue en France. Pourriez-vous commencer par un bref autoportrait ?


J’ai 38 ans, j’en aurai 39 quand Fragmente sera présenté à Paris. J’arrive donc au milieu du chemin… J’ai toujours été et voulu être metteuse en scène. J’ai commencé à 21 ans par l’assistanat, au Dramaten à Stockholm, puis au Stadsteatern, pour quelques années. Comme j’aimais le contact avec la scène, je suis passée à la pratique tout de suite, et à force d’être engagée, je n’ai jamais trouvé le temps de fréquenter l’école nationale de mise en scène ! Je suis ensuite passée à l’assistanat d’opéra, le temps de quatre ou cinq productions. Mais assez rapidement, j’ai voulu retrouver le théâtre. Et après six ans d’assistanat, j’ai fait ma première mise en scène : Visite, un texte du Norvégien Jon Fosse, qui commençait à être un peu connu en Suède. J’ai été parmi les premiers à travailler sur ses textes dans mon pays. L’écriture de Fosse m’a formée comme metteuse en scène. énormément. J’adore me pencher sur ses textes, j’aime la forme dramatique qu’ils m’imposent...


Qu’est-ce que Jon Fosse vous a appris ?


Chez Fosse, le drame est tendu à l’extrême, au plus tranchant. Au théâtre, nous travaillons tous sur la frontière entre dit et non-dit. On parle toujours de texte et sous-texte – mais là, c’est le nec plus ultra du sous-texte ! Fosse le porte à une nouvelle puissance. Il est d’un laconisme extrême. Il écrit des situations dont le moteur n’est pas d’abord verbal. Ce n’est plus le texte qui permet de reconstituer un sous-texte, mais au contraire le texte qui flotte comme une écume dans un océan de sous-texte. Alors, comment est-ce qu’on s’y prend pour diriger cela ? On tente d’y déchiffrer une situation – puis on essaie d'y poser le texte, ça ne marche pas ; on s’efforce de trouver une autre situation, qu’on met à l’épreuve à son tour… Ainsi de suite. Et il faut suivre le rythme des silences, des pauses – courte, longue, très longue – car leur succession particulière sculpte et nourrit les situations. Soudain elles prennent du sens, le ciment prend… Ce qui fait qu’à la lecture, cela peut n’avoir l’air de rien. Dans ses didascalies, dans Visite par exemple, Fosse peut parler du couteau, ou d’un sofa. Mais il ne précise pas la description des états. Seulement celle des faits et des rythmes de silence : «Il se relève. Pause. Il va à la fenêtre. Longue pause.» Visite est écrit ainsi. Le surgissement du couteau, c’est la situation la plus dramatique que j’aie rencontrée dans son théâtre... Les premières fois, je me disais : «Mais il n’y a rien, là, c’est comme les habits neufs de l’empereur !» Il y a bien une nudité de son écriture, un dépouillement. C’est que son oeuvre a besoin de corps pour se produire… Fosse décrit l’incapacité des gens à parler de choses importantes – une maladie très courante en Scandinavie… Nous avons du mal – pas moi, personnellement, mais enfin on a des difficultés à exprimer ses sentiments sur l’essentiel. Peu de mots pour décrire ce qui compte vraiment. Cela me touche. Fosse fait du théâtre qui peut vous briser le coeur avec cinq mots. – Et puis il aime tous ses personnages. Ils sont écrits avec une telle tendresse – il est tendre avec eux, il n’y a jamais simplement des «bons» et des «méchants», on peut toujours suivre et comprendre les actions de chacun, elles ont leur logique, et cette logique nous donne accès à l’empathie. Je vois que tel personnage agit bêtement, mais comme je vois pourquoi, je ne peux pas le juger, et du coup la situation devient encore plus compliquée…


Et après Fosse, comment êtes-vous arrivée à Norén ?


Après Fosse, j’ai dirigé Qui a peur de Virginia Woolf, qui est quasiment à l’opposé : c’est une oeuvre si diaboliquement verbale que j’en étais comme assourdie. J’ai beaucoup appris d’Albee aussi : la distance entre les êtres peut se creuser par les mots, autant que par les silences… Lars Norén a dirigé Virginia Woolf, il s’en est aussi inspiré, dans Démons. Soit dit en passant, une des situations dans La Réunification des deux Corées vient aussi de là, je crois, la scène où le couple revient chez soi et s’en prend à la baby-sitter… J’ai trouvé personnellement que c’était une des plus réussies. Pommerat s’est inspiré d’Albee de façon remarquable… Mais pour en revenir à Norén, chez lui le rapport aux situations, aux mots, est différent. Il écrit des répliques qui sont, si je puis dire, créatrices de personnage. Sa façon de parler est très concrète, rend les moindres nuances d’une personne – je suis d’ailleurs émerveillée qu’il marche aussi bien dans d’autres langues. Il note les variantes, les intonations, joue du choix des mots… J’ai eu une expérience merveilleuse il y a un ou deux mois. Nous avons commencé la lecture au Stadsteatern d’une nouvelle pièce de lui. La première aura lieu en août. On a abordé le texte avec la troupe : le manuscrit est énorme, vingt-cinq acteurs étaient là. Norén tape sur une vieille machine mécanique, biffe en tapant des lignes de x sur le texte déjà écrit, fait des fautes de frappe qu’il ne corrige pas… Aucun souci de mise en page. Nous scannons le document tel quel et nous le photocopions. C’est souvent difficile à déchiffrer. Nous avons donc découvert l'oeuvre ensemble, sans préparation, pour une première approche. J’ai réparti les rôles tout en distribuant les copies du texte… Au début, nous avions du mal. Et au bout de quatre ou cinq minutes, tout le monde était à l’aise, «dans» son personnage, suivait les inflexions de sa voix propre – et cela rien qu’en lisant, dès ce premier contact avec le manuscrit. Les acteurs étaient enthousiastes : «C’est le meilleur… Je comprends cette personne, je connais cette personne…» Le contact était établi d’emblée, à travers un premier jet tellement difficile à lire. C’était stupéfiant.


Norén part donc des voix plus encore que des situations ?


On peut voir les choses ainsi, pour ses pièces actuelles, en tout cas. Mais lui non plus ne décrit pas, pas plus que Fosse, les états ou les «températures» émotionnelles. Il a pu le faire autrefois, mais maintenant, il laisse les situations très ouvertes et nous permet de travailler autour d’elles très librement.


Vous aviez déjà monté du Norén ?


Oui. Nous avons commencé au Folkteatern, à Göteborg, il y a quatre ans, et la pièce actuellement en chantier est notre troisième projet ensemble – enfin, dans la mesure où on peut travailler «ensemble» avec un auteur. Lui n’arrête jamais d’écrire. La pièce actuelle est encore en cours d’écriture. Pour Fragmente, il a procédé de même. Il y a eu des ajustements à faire, des aller-retours entre écriture et répétitions. Nous avons avancé côte à côte. Ce n’est pas de la «coopération» : Norén fait de son côté ce qu’il doit faire, ce qui lui appartient. Mais il écoute. Il sait très bien écouter.


Qu’est-ce qui distingue Fragmente des autres pièces de Norén que vous avez abordées ?


Comme pour toutes les oeuvres singulières, le profil spécial de Fragmente tient à la fois au thème et à la structure. Par une belle coïncidence, c’est une oeuvre-mosaïque, du genre de La Réunification des deux Corées. Mais à mesure qu’on avance, on découvre que les histoires sont liées entre elles. C’est comme une course de relais. On voit un couple ; l’homme sort, il rencontre une femme dans l’ascenseur ; puis on la suit jusqu’à l’hôpital pour voir un patient ; puis on reste avec le patient… Et ainsi de suite. Systématiquement. C’est une sorte de long plan-séquence continu. Plus on progresse et mieux on perçoit que tous ces personnages vivent dans le même milieu… Par petites touches se dessine la carte de leur monde. Chaque moment apparaît d’abord comme une scène séparée, refermée sur soi, mais l’ensemble compose finalement un panorama qui dit quelque chose de l’état de l’humanité. Mais Norén ne nous fait pas visiter les mêmes zones que Pommerat. Il s’intéresse d’abord aux bas-fonds, aux marges, à ce qu’on ne voit jamais : l’ «autre» ville, la part cachée, l’envers des beaux quartiers, la pauvreté excentrée, la laideur, le désespoir, et toute une galerie d’êtres malheureux, coincés dans leur situation, de chômeurs, de gens souffrant de problèmes mentaux, de malades relégués dans des mouroirs…


Ce sont des sujets difficiles…


Oui, c’est du matériel très lourd. Je n’avais jamais été confrontée à cela. En lisant, je me suis dit que je ne savais pas comment m’y prendre. Ni au plateau, ni dans la vie. Que j’allais exploser... Un des points principaux que j’ai discutés avec moi-même, avec mes amis et avec les médias en Suède, concernait cette question : comment présenter la pauvreté en scène ? Cette question m’a beaucoup fait souffrir, aussi longtemps que j’ai essayé de faire comme si je connaissais ces gens. Il y a un mot suédois – il faut éviter d’être förmätet… Comment dit-on ? Quand quelqu'un croit qu'il peut décrire votre situation sans la connaître et qu'il fait le malin – et cela laisse un sale goût dans la bouche…


Présomptueux ?


Voilà : il faut éviter la présomption, mais comment faire ? Les gens dont il est question chez Norén n’écrivent pas, ne montent pas de pièces, ne vont pas au théâtre. C’est un autre monde, différent, un point c’est tout. Et moi, qui suis-je pour décrire leur réalité ?


Alors, comment avez-vous fait ?


Ma foi, – ça va paraître ridicule, mais je dois assumer ce ridicule – ça s’est débloqué dans une conversation avec Lars. Il m’a aidée à comprendre que ce n’est pas une question d’argent, de revenus. écartez cet aspect, essayez de vous dire sincèrement qu’au fond, ces gens sont comme vous et moi. C’est un monde différent, mais ils sont nos semblables. Ils agissent selon les mêmes mobiles et réagissent aux mêmes stimulus que vous et moi. Si j’ai une certaine familiarité avec ce qu’on appelle être humain, alors, comme chez Fosse, je dois pouvoir me dire : «Bon – voilà quelqu’un de terrible qui fait des choses terribles. Pourquoi ? Ma responsabilité, c’est de trouver en lui pourquoi il fait cela. Et le comprendre. Et peut-être l’aimer. Haïr ce qu’il fait mais l’aimer, lui, parce qu’il ne peut pas faire autrement, ne peut pas affronter sa situation autrement. Si l’on entre dans cet univers différent, l’humanité n’y est pas différente : c’est juste que les formes d’humanité qu’il produit ne me sont pas familières.» Là-dessus Lars m’a dit : «C’est notre responsabilité de faire ce travail, parce que nous, nous pouvons raconter des histoires. Nous connaissons les êtres humains. Nous avons cette capacité.»


Cela me rappelle ce qu’écrit Bergson dans Le Rire à propos de Shakespeare : il a pu «décrire» Othello, Macbeth ou Richard III, non parce qu’il les connaissait, mais parce qu’il reconnaissait en lui-même ces personnages comme des possibilités de sa propre personne. Il ne les a pas observés, mais éprouvés comme des virtualités de sa propre vie, venues non du dehors mais du dedans, et c’est pourquoi il a pu leur donner une forme si vivante...


Voilà, c’est l’attitude même de Lars Norén.


Et il vous a invitée à adopter cette même attitude comme metteuse en scène ?


Exactement. Et de ce point de vue, je n’ai pas à «connaître», à me documenter sur la «pauvreté» en général. Il ne s’agit pas de cette sorte d’enquête. Il s’agit d’une expérience intime. Face à telle situation, face à telles et telles et telles données, comment est-ce que je réagirais, moi ? Nous pouvons tous trouver une réponse en nous-mêmes – c’est l’humanité en nous que l’on explore. Mon travail comme metteuse en scène consiste à aider les acteurs à aborder les choses de ce point de vue. Quand je parle d’expérience intime, je ne veux pas dire qu’il faudrait exploiter ses souvenirs privés, ses petits secrets, sa biographie, etc., mais qu’il faut entrer dans l’humanité des personnages en s’exposant sincèrement, en imagination, à ce à quoi ils sont confrontés. à ces possibilités. Pour que les acteurs, puis les spectateurs les comprennent de l’intérieur. Vous voyez la différence ? Pour moi, elle est énorme. Il ne faut pas sortir dans la rue, observer les pauvres et les copier…


Pourriez-vous donner un exemple ?


Il y a dans Fragmente un personnage qui de l’extérieur est très, très difficile – un père brutal, qui frappe ses enfants, dont on nous dit – mais on ne le voit pas – qu’il a battu sa femme, eu des relations incestueuses avec sa fille – c’est ce qu’on nous raconte. On le voit en train de battre son fils une ou deux fois. Vraiment pas un homme gentil… Et donc, l’acteur chargé du rôle fait quelque chose que j’admire extrêmement. Car nous avons aussi dans le texte une scène où cet homme dit adieu à son père mourant. L’acteur a trouvé dans cette scène la clef traumatique de cet homme. Et à partir de là il a réussi à équilibrer le personnage, en nouant son rapport au père avec son rapport au fils, et à le faire avec une telle délicatesse, à faire percevoir cette perte de telle façon, que notre profonde connaissance de ses raisons de se comporter comme il le fait nous amène à le comprendre – et cet équilibre est extrêmement difficile pour un acteur qui joue un tel salaud, mais il est exemplaire dans la tenue de cet équilibre. à tel point que tout à coup nous pouvons être saisis par le sentiment qu’on va presque trop loin dans l’autre sens, que le monstre cesse d’être monstrueux puisqu’on le comprend : nous étions si heureux d’être arrivés à le percevoir dans son humanité – et soudain on s’écrie «Attendez un peu, est-ce qu’on n’est pas en train de le défendre, là ? C’est intolérable, on ne peut pas faire ça…» Et donc, à partir de ce point, il faut parvenir à un nouvel équilibre, encore plus fin…


C’est un travail très délicat…


Il a fallu faire ainsi avec tous les personnages, et surtout avec celui-là, tellement odieux… On le voit battre longuement son fils, puis il a honte, le laisse s’enfuir et se tourne vers le public, nous voyons alors la douleur dans ses yeux, et soudain – on l’aime – mais on se ressaisit, «je ne veux pas aimer un tel homme !»… Oui, on marche sur un fil… Comment raconter ces histoires en scène sans se tuer à la tâche ?! Dans le cadre du projet Moving Cities, nous avons travaillé aussi avec des gens soutenus par des associations, et qui venaient nous voir pendant les répétitions. Je décrivais leur réalité, et ils allaient voir le spectacle un jour… Je me disais que ce jour-là, je ne supporterais pas d’aller au théâtre, tant j’aurais honte… J’aurais voulu leur dire : «Ne croyez pas que je vous traite comme des objets», et puis : «Ne croyez pas que je prétende vous comprendre : j’essaie juste de raconter une histoire…» Finalement, après la représentation, une femme est venue me voir en larmes. Elle m’a dit : «Comment peut-il savoir cela ? Comment peut-il savoir ?» Elle parlait de Norén. Cette dysharmonie, cette instabilité dans les familles… ce savoir-là, d’où le tient-il ? Je n’en ai aucune idée. Mais je sais maintenant que je peux me reposer sur lui.


Au moins vous ne vous êtes pas interposée entre le poète et le public…


Non ! Les acteurs aussi étaient nerveux, pour les mêmes raisons que moi. Le soir de la première, dans les premiers rangs, il y avait entre autres deux femmes avec leurs sacs en plastique contenant toutes leurs possessions, elles ne voulaient surtout pas les confier au vestiaire… Et elles riaient ! Devant ces histoires tragiques, elle n’arrêtaient pas de rire. Surtout d’un personnage, une sorte de dealer, de voyou… L’une d’elles m’a dit plus tard : «J’ai reconnu tous mes fiancés !» Les acteurs et moi, nous avons réalisé alors que ce public-là nous croyait. Norén a réussi à écrire cela…


La question de la représentation de l’extrême – du mal, du malheur, de la souffrance – revient souvent dans l’art contemporain…


Elle est nécessaire. Sinon l’art tourne en rond. Il nous faut ce pôle, cette tension vers le «presque inimaginable». On doit frayer des voies pour s’en approcher. La plus grande leçon de Fragmente – qui a été un tournant pour moi dans mon travail – a été : «N’aie pas peur, vas-y, fais-le, c’est permis, tu peux y arriver si tu le fais avec les intentions justes. Vraiment. C’est possible.»


Si on prend vraiment le risque, alors il n’y a plus de danger ?


Oui, je dirais absolument ça. C’est si facile de se tenir à l’écart, à distance. Moi aussi, je l’ai fait, j’ai monté des petits Strindberg comme ça, dans cet esprit : dernières nouvelles de la vie matrimoniale dans la classe moyenne… Ce qui peut être important aussi, je ne veux pas dénigrer. Mais il nous faut cette tension vers ce qui est tout autre.


C’est une bonne façon d’entrer dans la maturité…


Mais oui !

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