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Eugénie

mise en scène Côme De Bellescize

: Note d'intention

Résumé d’Eugénie


Un couple stérile parvient grâce à l’aide de la médecine à concevoir un enfant. Mais la dénommée Eugénie se révèle être un embryon à risque.


À travers un récit fantastique qui fait s'incarner tous leurs fantasmes, et toutes leurs projections mentales (en premier lieu Eugénie, elle-­même, mais aussi une poupée Corolle défectueuse, une photocopieuse qui transforme les Mondrian en Pollock, une irruption policière, un interrogatoire musclé...), la pièce explore les démêlés inconscients de ce couple confronté à l'angoisse de l'anormalité.


L’artiste comme un monstre


Eugénie est le deuxième volet d’un diptyque entamé avec Amédée, dans lequel j’ai voulu poursuivre et approfondir le travail entamé, tant sur les thématiques que sur la forme de mes spectacles.


Pourquoi cette thématique du handicap, alors que je ne suis pas touché personnellement par la question ?
Pour comprendre l’origine de cet intérêt, j’ai dû me questionner sur l’influence d’une figure familiale, qui fut pendant toute mon enfance une sorte d’idéal de l’artiste. Elle s’appelait Colette Roche et suite à une poliomyélite précoce, elle passa sa vie entre cannes et fauteuils roulants. C’était une artiste formidable qui avait commencé par travailler dans les années 20/30 dans l’atelier de Bonnard. Plus tard, elle sillonna l’Europe dans une deux-­chevaux trafiquée pour pouvoir être conduite uniquement avec les mains, et pour qu’on puisse y vivre et y dormir. Elle a effectué pendant ses nombreux voyages des gravures merveilleuses. Je ne n’ai pas de souvenir conscient d’elle, à part via des récits et photos, car elle est morte peu après ma naissance, mais elle fut présente pendant toute mon enfance grâce aux nombreuses oeuvres qui remplissaient les murs de la maison. J’ai grandi face à la beauté de ses oeuvres, et dans le souvenir de sa silhouette effrayante. Pour moi, c’était cela, la figure de l’artiste : une femme tordue, au regard qui vous transperce.
Dans Amédée comme dans Eugénie, j’ai composé le récit de monstres qui, par leur différence, viennent briser le vernis policé, le statut quo social. On peut lire en arrière plan une réflexion sur la place de l’artiste comme révélateur, par son étrangeté, de ce qu’il y a de plus violent, comme de ce qu’il y a de plus beau en nous.


Société standardisée


D’abord, cette figure monstrueuse permet de soulever la question de la standardisation et de la force normative de notre société. En plaçant un être difforme dans un société policée, voire standardisée, je mets les contraires en présence. Le monstre jette un trouble, bouscule l’ordre établi. Il joue le rôle de révélateur des valeurs structurantes de l’ordre social occidental : la performance, le culte du corps, l’esprit de rentabilité, dont la quête obsessionnelle de croissance est la cause et l’effet. Par le monstre, l’image se confronte à son négatif.


Tragique


Ensuite cette figure monstrueuse me permet de donner une dimension tragique à l’oeuvre, en découvrant des mécanismes sous-­jacents extrêmement violents. Ces mécanismes sont inhérents à la nature humaine et dépassent le cadre sociologique de la pièce. Je me réfère ici à l’oeuvre de Simone Korff-­Sausse, Figures du handicap, Mythe, arts, littérature. Simone Korff-­Sausse est psychanalyste et maître de conférence à l’université Denis Diderot-­Paris 7. J’ai trouvé dans cet ouvrage une matière passionnante pour exprimer clairement les intuitions qui traversent Eugénie.


« Chez les Grecs, l’enfant difforme devait être exposé sur la montagne, et il avait le même statut que le pharmakos, l’étranger. “L’expulsion des pharmakoi et l’exposition des anormaux apparaissent donc comme étroitement apparentées »[1]


« Dans notre société, la personne handicapée continue à être considérée comme un étranger. En effet, le souci d’intégrer un individu dans un tissu social implique qu’il est étranger à ce milieu. (…) Non seulement le handicapé et l’étranger risquent de subir le même sort, celui du rejet et de l’exclusion, mais ils inspirent les mêmes peurs et sont désignés, dans la logique de la victime expiatoire décrite par René Girard [2], comme l’être à expulser, sacrifié afin d’assumer toute la violence d’une société, d’une lignée, d’une famille. »[3]


« Winnicott, qui pourtant avait une conception très positive de l’amour maternel, a montré que la haine est une composante de l’amour primitif. (…) L’enfant doit se confronter à la haine des parents et à sa propre haine à leur égard car l’amour primitif est impitoyable, ruthless comme le dit Winnicott. Si tout enfant à naître est un enfant à séduire et un enfant à tuer, le bébé handicapé sollicite, plus qu’un autre, cet intense réveil libidinal. Le handicap joue comme un révélateur et un multiplicateur des deux dimensions de la libido, à savoir l’amour et la haine. »[4]


Ainsi, le monstre permet de mettre au jour des mécanismes humains souterrains, des mécanismes violents, dévastateurs. Dans Eugénie, le couple parental va tenter violemment de détruire l’enfant fantasmé, et en même temps l’aimer de manière infinie : il y a une ambivalence fondamentale et exacerbée qui se joue dans notre rapport au monstre. C’est une source d’inspiration théâtrale formidable.


Questions éthiques et dilemmes


Si les figures de monstre depuis OEdipe ou de la Gorgone viennent révéler des angoisses profondes, des pulsions primitives, il me semble que c’est en les confrontant à des problématiques contemporaines, et notamment au champ des questions éthiques, qu’on révèle leur justesse et leur modernité.
L’importance croissante de la technicité dans nos vies crée de nouveaux problèmes éthiques. Dans Amédée, je montrais comment l’avancée de la technique de la réanimation créait des situations impliquant des responsabilités nouvelles, tant collectives que personnelles (en l’occurrence, la question du choix volontaire de la vie ou de la mort pour Amédée.) Pour Eugénie, je me suis intéressé à la question du DPI (diagnostique prénatal et préimplantatoire). Encore une fois, Simone Korff-­Sausse exprime mes questions avec une grande clarté.


« L’anormalité de l’enfant vient rappeler ce que nous avons tendance à oublier, et que les progrès de la médecine cherchent à occulter, à savoir que le processus de la transmission comporte toujours une part de mystère… Avec le diagnostique prénatal et préimplantatoire (DPI), ce qui est visé, c’est l’annulation de toute différence qui signe une anomalie. L’enfant doit être conforme à l’image qu’on se fait de lui. Or cette image devient de plus en plus exigeante… On attend un bébé qui correspond en tout point à l’image idéalisée de l’enfant. Un enfant parfait qui serait le reflet de parents parfaits, et aussi d’une médecine parfaite. Si cet enfant est atteint d’une imperfection, il n’est pas celui ou celle qui était attendu. Il y a maldonne. Il n’assure pas l’immortalité du moi parental, comme le postule Freud. Il n’offre pas le refuge escompté au narcissisme des parents. Il y a rupture de contrat. Un enfant qui ne ressemble pas à ses géniteurs, un être qui n’est pas conforme au modèle humain – peut-être faudrait-­il dire un homme qui n’est pas à l’image de Dieu – met à mal la filiation. »[5]


« Les progrès de la médecine en matière de prévention du handicap accentuent l’ambivalence à l’égard de l’enfant handicapé, qui est vécu, à la limite, comme une erreur de la médecine, un raté de la prévention. Il est porteur d’une question fondamentale : « Et si vous aviez su que j’allais naître avec un handicap, m’auriez vous supprimé ? » Bref, un être qui doit en permanence justifier ou excuser son existence. »[6]


Le progrès technique apporte une liberté fondamentale en permettant de savoir quels sont les risques potentiels d’une grossesse. Il nous confère par là même une liberté qui peut devenir terrifiante, en nous sommant de choisir : vous êtes au courant du risque, choisissez-­vous de garder tout de même l’enfant ? Cette liberté/responsabilité crée des situations, des dilemmes, à la fois nouveaux et universels. Je vois dans cette question une sorte de déplacement de la tragédie, lié à la disparition de la fatalité. Il n’y a apparemment plus de fatum, d’ordre supérieur qui vienne s’imposer arbitrairement à l’individu, et avec lequel il serait obligé de composer : l’individu est maître et peut choisir. Ce n’est pas une fatalité qui est à l’origine du handicap, c’est par le choix, le désir des parents que l’enfant naît handicapé. En sont-­‐ils alors responsables ? C’est toute la force dramatique d’un dilemme.


L’ambivalence comme principe d’écriture


Comment trouver un équilibre qui permette au spectateur de se laisser déplacer, parfois ébranler ? Il me semble que tout le travail de l’écriture, comme celui des répétitions, consiste à chercher une ligne de crête, un sentiment d’incertitude, de perte de repères. Sur des questions aussi sensibles, le spectateur ne doit jamais se sentir pris en otage par le point de vue de l’auteur, il s’agit au contraire de trouver un équilibre, émotionnel, intellectuel et politique qui lui permette de se sentir libre de se laisser aller à explorer des sentiments dérangeants, de se laisser à nouveau questionner.
Je n’ai pas de point de vue à faire valoir, ce sont les gouffres de doutes que je souhaite visiter. Il faut pour cela accepter de ne pas maîtriser la manière dont sera reçu l’oeuvre. Chaque spectateur, plongé dans ce gouffre trouvera sa propre porte de sortie, sa propre lumière.


Le comique et le conte


Pour amener le spectateur à un état d’écoute, j’ai cherché à établir dans la première partie du texte une connivence joyeuse avec le public. Cela crée une relation de confiance, de lâcher prise qui me permet ensuite de basculer dans des situations plus sombres et plus dérangeantes. Pour cela, j’ai mélangé une tonalité comique dans les premières scènes (la conception du premier embryon dans la remise d’un magasin de photocopieuse, et le vendeur qui continue à parler au client à travers la porte en même temps) avec l’univers du conte (le médecin comme sorcier, et la collecte du sperme sur le mode « il était une fois… »). Le spectateur est ensuite amené progressivement vers le drame et l’étrangeté.


Le fantasme comme réalité dramaturgique


Dans Amédée, je faisais jouer deux principes dramaturgiques en parallèle : l’un réaliste, l’autre fantasmagorique. Les deux univers étaient plus ou moins perméables, se répondaient l’un l’autre, et le spectacle se construisait sur cette opposition. Dans Eugénie, j’ai voulu dépasser cette opposition et créer des décalages plus importants en ne définissant pas un univers qui serait celui de la réalité et un autre qui serait celui du fantasme. Dans Eugénie, tous les fantasmes, toutes les projections s’incarnent dans la réalité. Par exemple, pour raconter la fausse couche, en préambule, j’ai placé le couple formé par Sarah et Sam dans un cimetière imaginaire, où ils enterrent ce qu’ils ont imaginé comme enfant possible, et celui-­ci est représenté par un comédien, qui leur parle. C’est Sam qui creuse, qui s’imagine fossoyeur, (et qui guette peut-­être Hamlet).
J’essaye de partir du plus intime, du plus caché et d’en dégager une théâtralité large, d’y trouver un souffle. Une fausse couche, un doute, une culpabilité, une angoisse fugace deviennent le socle de ma théâtralité. L’infime devient spectaculaire.
Cette poétique me permet de décaler sans cesse le récit du réel, sans jamais pour autant perdre le fil qui relie à la réalité. Une réalité qu’on ne montre jamais, mais dont on sait qu’elle est toujours présente derrière les déformations de la scène.


Parole et action


Cette théâtralité, je la cherche non pas dans une langue poétique, mais dans une poésie de l’action. Je cherche une parole qui ne dit pas, une parole qui ment, qui cherche, qui dément. J’assume aussi une certaine sobriété dans la langue, une simplicité, car je souhaite que l’action avance sans cesse. La parole ne se met pas en scène dans mon travail, elle file, elle se projette. Je souhaite qu’à aucun moment le récit ne puisse s’installer, la construction courte des scènes, les changements brutaux d’univers, de registres, me servent à garder toujours le spectateur en état d’éveil. Cela, me semble t’il, permet de se prémunir du pathos et de la complaisance. Eugénie (et cela était déjà vrai pour Amédée) est une pièce qui doit se jouer rapidement. Il faut traverser chaque émotion en profondeur mais ne jamais s’y arrêter, ne jamais s’y installer. C’est une pièce qui doit se jouer en courant pour ne pas regarder le vide sous ses pieds.


Scénographie


Autant Amédée était un travail clinique, dont la scénographie utilisait des matières plastiques, des couleurs froides, autant Eugénie me semble être une oeuvre à la fois minérale (la terre du cimetière, l’eau de la pluie) et organique (le liquide amniotique, le sperme, la nourriture), avec le contrepoint d’un univers mécanique (les photocopieuses, le centre spécialisé pour handicapés), utilisé comme repoussoir.
La structure du texte, qui abolit la frontière entre le réel et l’imaginaire, impose d’éviter la représentation naturaliste des lieux évoqués, et de passer au contraire par des évocations par décalages et métonymies. Il s’agit d’accompagner le mouvement du texte, qui stimule sans cesse l’imagination du spectateur.
J’envisage donc un espace dégagé, un plateau légèrement surélevé, avec un bassin intégré pour pouvoir recueillir l’eau de pluie (absolument nécessaire à la scène de l’accouchement), entouré de panneaux transparents derrière lesquels les coulisses sont à vue. Il y a une opposition dans le texte entre l’oeuvre de Mondrian et celle de Pollock ; il faut que cette opposition structurante entre l’ordonné et le chaotique puisse exister sur le plateau, à travers le contraste entre un plateau dégagé et un extérieur encombré.
Seul espace caché, dans le panneau du fond, il y aura une porte en bois qui devra voler en éclat lors de l’intervention de la police.

Notes

[1] Simone Korff-Sausse, Figures du handicap. Mythe, arts, littérature, p. 25

[2] R. Girard, La violence et le sacré (1972), Paris, Grasset.

[3] Simone Korff-Sausse, Figures du handicap. Mythe, arts, littérature, p. 27

[4] idem, p. 43

[5] Simone Korff-Sausse, Figures du handicap. Mythe, arts, littérature, Petite Bibliothèque Payot p. 9

[6] idem, p. 11

Côme De Bellescize

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