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El Pelele

mise en scène Georges Lavaudant

: La pièce

Un dieu passe sur la crête de la montagne. Il est aveugle et ne veut pas se laisser voir. Son guide, le temps d’une ou deux nuits, voudrait s’écarter des sommets pour se risquer dans la vallée. Désire-t-il revoir ses semblables ? " Les hommes, non, mais des tombolas, des lumières, des danses, oui ". A mesure qu’il descend, quittant les hauteurs de la légende, El Pelele, dit El, dit Pedro, approche notre terre et notre temps : une Espagne discrètement transfigurée par la lueur précaire des fables, comme si le géant tapi au creux d’une combe contemplait le pays en songe avant de reprendre sa marche vers le soleil levant.


Ce n’est pas la première fois que Jean-Christophe Bailly, pour mieux interpeller notre temps, puise son inspiration dans le croisement entre deux versants et deux époques du Sud méditerranéen. Dans Pandora, déjà, il avait convoqué ensemble la Grèce archaïque et l’Italie (d’abord renaissante, puis contemporaine). Une créature légendaire et d’une poignante beauté y surgissait de la mémoire d’un de nos plus vieux poèmes, afin de réitérer son avertissement aux hommes d’aujourd’hui. Au sein de l’œuvre d’Hésiode, l’histoire de Pandora célèbre en effet, pour citer Bailly, " le mythe de la séparation d’avec les dieux, le mythe de la constitution de l’humanité en tant que mortelle, non divine et condamnée à la peine ". Qu’est-ce donc que l’espace mystérieux qui s’ouvre dans cette séparation, qu’est-ce que cette mortalité que les dieux absents abandonnent aux hommes comme un legs ?
Ces dieux, bien sûr, ne sont pour Bailly qu’une figure, " les pièces d’une machinerie. Mais ce qui nous reste de la machinerie des dieux et ce que, désormais sans noms, ils désignent, est immédiat et violent. Chacun a ressenti cela. On est là, dans les collines, à la sortie d’un village. C’est l’été. Le ciel est net, les étoiles s’annoncent, une fraîcheur se creuse comme si dans l’air du soir il y avait une fontaine cachée ". Ces phrases, écrites il y a plus de dix ans, paraissent annoncer quelque chose du climat du Pelele. A nouveau, donc, mais en mode mineur, Bailly revient à la séparation entre le divin et le mortel. A nouveau le théâtre, qui a partie liée avec le visible, est placé sous l’invocation de la peinture : celle de Piero della Francesca pour Pandora, celle de Goya pour El Pelele. Mais de subtils glissements s’opèrent. D’abord, la figure tutélaire du peintre qui hante El Pelele n’est plus présente nommément, mais " agit comme une sorte de clef musicale fixant la tonalité ". Un peu comme si Goya s’était, littéralement, fondu dans le paysage. De même, la divinité grecque qui ouvre et referme El Pelele n’est même plus nommée dans le cours de la pièce : comme le dit Bailly, " on peut enlever les noms, les changer, le mystère reste entier. Peut-être même n’est-il vraiment entier que quand on enlève les noms des dieux ". L’essentiel est que sa présence n’encadre pas seulement l’oeuvre, mais la sous-tend tout du long silencieusement, comme l’arrière-fond massif d’une attente. De son côté, son guide mortel voit se multiplier ses surnoms. Mais cette multiplication répond sans doute au même mouvement. Si El Pelele n’a plus de nom sûr, valable pour lui seul et fixé une fois pour toutes, ce qu’on appelle un nom propre, c’est peut-être qu’il n’a pas ou plus de propriétés qui puissent être nommées, qu’il n’y a ni famille ni autorité qui puisse garantir le nom de cet étranger, et que le héros (à défaut d’un meilleur terme) de cette histoire est avant tout remarquable par sa façon de traverser - les frontières, les êtres, les circonstances.
Comme il le dit à peu près lui-même, el Pelele, dit Pedro, a roulé vers les hommes comme une pierre. Lui, le compagnon d’un dieu, a choisi de le quitter quelque temps. Rien, ici, ne permet de prévoir d’emblée que cette séparation sera définitive : El Pelele ne demande pas son congé, mais de courtes vacances dans le monde – c’est-à-dire dans la fugacité tremblée, dans la douceur d’une terre repliée, recueillie, où les hommes et les choses respectent tacitement "une certaine forme d’accord avec un entourage nocturne et paysan de la pensée". Cet accord, El Pelele l’entrevoit et le goûte, tandis que le géant immortel attend dans les hauteurs que le petit homme honore leur rendez-vous. La séparation, qui dans Pandora était un état originaire, une donnée aussi immémoriale qu’oubliée, devient ainsi dans El Pelele un processus en cours, dont l’issue, d’ailleurs ambiguë, n’est peut-être pas jouée d’avance, ni pour tous : auprès du géant, quand Pedro remonte enfin le retrouver, un autre guide mortel aura pris place.
Loin de son dieu, El Pelele saisit dans la vallée quelques éclats modestes et fugaces de l’existence dans le temps, quelque chose comme la donation intermittente d’un monde. Les dieux, en se retirant comme un flot, ont dégagé la grève que les mortels occupent comme ils peuvent. Les hommes n’y sont pas échoués : c’est là qu’est leur demeure. Ils n’en ont pas d’autre. Certains, parmi eux, savent y habiter ensemble, sans trop de mots, avec une sorte de calme étrange qui est la marque de la plupart des personnages d’ El Pelele. Peuple de figures presque anonymes, réservées, qui semblent partager un secret qui n’en est pas un : celui de faire, à flanc de montagne, corps avec leur contrée. C’est que ce monde-là n’est pas tout à fait le nôtre : il en rêve, ou nous le rêvons ; ou encore, l’un est une mémoire possible de l’autre. Dans le pays où descend El Pelele, l’hospitalité, quand elle n’est pas menacée, est aussi simple et silencieuse qu’un geste de la main. Le riche d’autrefois y parle de sa jeunesse au pauvre de toujours ; le forain et le gitan échangent des nouvelles sur les brutes de la buanderie, qui seraient parties traquer, dit-on, un géant surpris sous les rochers de l’Ane Pendu. El Pelele a la transparence d’un conte, l’étrangeté fuyante d’une rêverie. Cette rêverie se déroule avec la légèreté d’une mélodie que hanteraient de lointains souvenirs; ce conte s’adresse en nous au sens de l’enfance - mais une enfance sévère et sans illusions qui reviendrait nous hanter quelques instants, le temps de suspendre nos certitudes comme on ouvre une porte. Loin de toute idée préconçue de théâtre, un autre monde permet au nôtre de prendre un peu de distance et de hauteur, comme une invitation à respirer un air plus libre et toujours plus rare.

Daniel Loayza

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