: Brève histoire ancienne d’une grande pièce
Le 12 avril 1941, Brecht achève la rédaction de La résistible ascension d'Arturo Ui.
Il a mis précisément quatre semaines pour donner forme à
un sujet qu'il porte et enrichit depuis l'automne 1934. Un
mois plus tard, il met un terme à son exil en Finlande et fuit
la menace nazie plus loin encore, à travers l'Union Soviétique,
jusqu'aux États-Unis où il débarque en Californie, le
21 juillet 1941.
Privé de scène et de public depuis 1933, il espère que cette
nouvelle pièce aura une chance d'être jouée « là-bas », aux
USA. Il l'a écrite sans perdre un instant de vue les possibilités
concrètes de représentation. Il en parle même comme
d'une sorte de spectacle de music-hall de Broadway. Mais
toutes ses tentatives échouent.
Quinze ans plus tard, à Berlin, quand la mort le surprend au
mois d'août 1956, il n'a pas encore envisagé de la mettre en
répétition au Berliner Ensemble, ni même donné son accord
définitif pour l'édition. Elle est publiée en 1957, dans l'état
où il l'a laissée, sous le titre La résistible ascension d'Arturo Ui. Le 10 novembre 1958, elle est enfin crée à Stuttgart par
l'un de ses élèves, Peter Palitzsch qui, en collaboration avec
Manfred Wekwerth, en donne aussitôt une seconde version,
le 23 mars 1959, au Berliner Ensemble.
Cette mise en scène « légendaire » joue à la fois sur une
conduite du récit rigoureuse, sur des effets théâtraux énergiques
et sur l'extrême virtuosité clownesque d'Ekkehard
Schall qui marque le rôle d'Ui et impose la pièce. Sur toutes
les scènes d'Europe le spectacle triomphe et il remporte, en
1960 à Paris, le Prix du Théâtre des Nations.
Jean Vilar décide de mettre la pièce à l'affiche de la Xe saison
du TNP. En pleine guerre d'Algérie, dans une France où les
menées de la droite néo-fasciste et les actes terroristes de
l'O.A.S. et du SAC mettent en péril la légalité républicaine, il
interprète le rôle d'Arturo Ui, pour la première fois en langue
française, sur la scène du Palais de Chaillot, le 8 novembre
1960.
D'Alphonse Capone à Arturo Ui et de Richard III à Adolf Hitler...
Pour mettre en théâtre les événements qui bouleversent
l'Allemagne et décident du sort de l'Europe, Brecht est à la
recherche de fables et de formes. En douze années, il explore
des voies dramaturgiques très diverses.
Il commence en 1931 par, un « conte d'épouvante » sur l'épuration
ethnique, avec la parabole des Têtes rondes et Têtes pointues. Puis viennent, entre 1935 et 1938, les vingt-quatre
scènes indépendantes qui constituent Grand peur et misère du IIIe Reich, récit de la terreur au quotidien sur le ton du
réalisme épuré. Puis en 1937, une tragédie didactique, Les Fusils de la Mère Carrar. Puis c'est en 1941, La résistible ascension d'Arturo Ui, que vont suivre trois oeuvres de « résistance
». Les Visions de Simone Machard sont le récit de la
résistance d'une humble « bergère », une page d'album illustré
où le défi de l'écriture réside dans la dominante onirique.
En 1942, c'est un film conçu avec Fritz Lang, Les bourreaux meurent aussi, sur la résistance à l'occupation
nazie dans Prague. Et pour finir, en 1943, une chronique de
la « résistance passive », Schweyk dans la seconde guerre mondiale.
Dans cet ensemble complexe de six pièces et un film, La résistible ascension d'Arturo Ui occupe une place centrale.
Brecht y rassemble et noue un faisceau de thèmes qui lui
sont chers.
Son intérêt pour Chicago-la-Géante fut constant et précoce :
dès 1921 il y place Dans la jungle des villes et le duel mortel
entre Shlink et Garga.
Archétype de la cité moderne, avec ses abattoirs, avec la fortune
fulgurante des grands self-made-men milliardaires et
la misère de millions d'ouvriers, Chicago lui offre un champ
d'étude de l'économie capitaliste et, en 1929, le sujet de
Sainte-Jeanne des Abattoirs.
Enfin, à Chicago, Brecht trouve quelques superbes figures
de gangsters, Cesare Enrico Bandello, Dutch Schultz, Alphonse
Capone..., ces chefs de bande hors-la-loi dont la carrière
aventureuse permet précisément de sonder le
fondement et le fonctionnement de la loi. Hier, le Mackie
Messer de L'Opéra de Quat'sous en fut le parfait archétype
romantique et Arturo Ui, maintenant une sinistre variante.
La vie d'Al Capone-le-Balafré racontée par Fred Pasley dans
un ouvrage qui connut un succès mondial en 1931 est la première
et principale source d'inspiration d'Arturo Ui. Ensuite,
pendant les années 30, et notamment à l'occasion d'un
voyage à New York, Brecht rassemble de nombreux documents
sur les pratiques du racket et de la corruption électorale
et il étudie la symbiose de la politique, de l'économie,
du syndicalisme à l'américaine et du crime organisé par les
bandes mafieuses.
Pour son projet, ce matériau « Chicago » est tout particulièrement
adéquat. La pièce est d'abord « eine Gangsterschau
», l'histoire spectaculaire de l'ascension d'un
gangster. Mais chaque tableau correspond en fait à une
étape précise de la montée du nazisme, depuis la crise de
1929 jusqu'à l'annexion de l'Autriche, le 11 mars 1938. Et sous
chaque personnage se cache et se révèle une figure historique.
En filigrane donc de façon transparente, on lit sans aucune
peine sous Dogsborough, maire de Chicago, le Maréchal von
Hindenburg, dernier président du Reich ; sous Dullfeet,
maire de Cicero, faubourg de Chicago, le Chancelier d'Autriche
Dollfuss, assassiné en 1934 ; sous Ernesto Roma, Ernst
Röhm, chef des SA, liquidé dans la nuit du 30 juin 1934 ; sous
Giuseppe Givola, Josef Goebbels, ministre de la Propagande
dont le pied bot s'inscrit ici dans la tradition diabolique ; et
sous Emanuele Giri, le Maréchal Göring... Et ainsi de suite.
Bien que grand amateur de romans policiers et de films de
gangsters, ce n'est pourtant pas dans cette voie que Brecht
cherche sa forme dramatique. Depuis son adolescence, il est
fasciné par les «Histories», les grandes histoires tragiques
de Shakespeare et de Marlowe dont il a très tôt adapté
Édouard II. Fasciné aussi par les récits historiques populaires dont il se régalait dans les baraques de la grande
vogue d'automne d'Augsbourg.
Ainsi la chronique de l'ascension d'Arturo Ui est-elle une
suite d'épisodes sur le mode élisabéthain, métissée d'éléments
forains et traitée dans le « grand style », selon Jules César, selon Richard III, selon Macbeth et selon Faust...
Le « grand style », c'est d'abord la langue et le vers. Pour raconter
la plus triviale et la plus meurtrière des tragédies modernes,
Brecht choisit le vers de Shakespeare et des
classiques allemands, régulièrement cadencé mais libre. Et
une langue soutenue et suggestive, très rarement argotique,
parfois teintée d'américanisme, toujours ironique et
par là dénonciatrice. « Car, dit-il, le vers permet de jauger
l'héroïsme des personnages ».
Quand Müller monte Brecht...
La réunification des deux Allemagne, et plus particulièrement
des deux Berlin, ébranla fortement le paysage théâtral
et les fondements des institutions. Entre 1991 et 2000, entre
le départ de Manfred Wekwerth et l’arrivée de Claus Peymann,
le Berliner Ensemble connaît une décennie chaotique
marquée par une tentative de direction collégiale où se côtoient
notamment Peter Palitzsch, Fritz Marquardt, Peter
Zadek, Matthias Langhoff, Eva Mattes… et Heiner Müller. En
1993, le théâtre devient société anonyme à responsabilité
limitée et se trouve dans une situation financière périlleuse,
bientôt aggravée par un conflit sur la propriété foncière du
bâtiment. En effet, en 1995, dans le cadre des restitutions
des biens israélites spoliés, le Theater am Schiffbauerdamm,
à l’instigation du dramaturge Rof Hochhuth, tombe aux
mains de la fondation Holzapfel qui désormais le loue au
Land Berlin.
À la fin de la saison 93/94, l’administrateur du théâtre, Peter
Sauerbaum prie Müller de mettre au répertoire une pièce
attractive qui ferait des recettes et lui suggère Arturo Ui
dont la version historique de 1959 a été jouée 584 fois et n’a
jamais ensuite connu de reprise au Berliner Ensemble. Müller
réplique par une interrogation : « Et qui donc mettrait en scène ? » « Ben, toi ! ».
Quelques mois plus tard, après l’opération d’un cancer de
l’oesophage et un séjour à Los Angeles, Müller, dont les jours
sont désormais comptés, rentre à Berlin en mars 1995. À la
suite de la défection des autres membres, il se retrouve seul
directeur, et très conscient de porter la responsabilité de
l’avenir artistique et matériel de la maison. Il décide de mettre
en scène La Résistible Ascension d'Arturo Ui. Il a signé
jusqu'à présent une dizaine de mises en scène, le plus souvent
de ses propres pièces, et c'est la première fois, après
quarante années de dialogue avec la pensée et les écrits de
Brecht, qu'il va porter à la scène une de ses oeuvres. Ce sera
son dernier geste, son dernier « travail théâtral ».
La pièce n'a pas été éprouvée à la scène par Brecht lui-même.
Les archives en détiennent plusieurs états typoscripts
divergents. Müller doit faire des choix pour
aujourd'hui. Il est rentré de Los Angeles avec l’idée d’une
version fortement élaguée qu’il résume sous la forme d’une
allusion à l’Othello de Verdi : Arturo Ui – Un nègre d’Autriche
vient en Allemagne où il veut grimper. Aidé par le décorateur
Hans Joachim Schlieker, il procède à des coupes radicales, il
resserre des scènes, il écarte des passages moins indispensables,
il élimine quelques personnages marginaux, il dégraisse
les dialogues. Du prologue forain, il fait un épilogue
et il lui substitue une ouverture musicale, une permutation
faite à la dernière minute. A la place de la scène du procès,
il introduit une citation sonore authentique des affrontements
entre Goering, Goebbels et Georges Dimitrov accusé
par les nazis en juin 1933 à Leipzig d'avoir incendié le Reichstag.
Cette version scénique évolue jusqu’au soir de la première.
Elle tourne le dos à toute forme de reconstitution historique.
Müller jette un regard froid sur la pièce dont il apprécie
surtout la langue. L’analyse socio-économique du
fascisme lui paraît un peu mécanique. Il préfère concentrer
sa réflexion sur le lien entre politique, crime et divertissement,
sur les rouages concrets de la corruption des industriels
et des politiques et sur les mécanismes de
l'installation d'un pouvoir parallèle mafieux. Il s'attache ensuite
à la trajectoire exemplaire d'Arturo Ui. Enfin il accorde
une place majeure au théâtre et à la posture théâtrale dans
l'ascension et la prise du pouvoir.
Ce dernier point est pour lui décisif. Il sait qu'il y a dans la
compagnie, Martin Wuttke qui a trente ans et en dix années
de scène, à Francfort, à Hambourg, à Berlin... a joué dix premiers
rôles du répertoire, de Shakespeare à Goethe, de
Büchner à Brecht. Après l'avoir dirigé dans Hamlet-Machine,
Heiner Müller, en mars 1994, lui a fait jouer Valmont avec
Marianne Hoppe dans Quartett. C’est l'homme qu'il lui faut
pour prendre en charge la théâtralité d'Arturo, conduire la
courbe paradoxale du rôle et séduire le public, comme
l’avait fait jadis Hitler.
Pour la scène-clef où Arturo Ui apprend auprès d'un « vieil
artiste » l'art théâtral de l'homme politique moderne, Heiner
Müller confronte le jeune homme à Bernhard Minetti, le
prestigieux octogénaire qui apporte en scène un demi-siècle
d’histoire et de théâtre allemands et dont les partenaires
n’oublient pas en scène qu’il fut un « élu » du régime
nazi. C’est évidemment ce qu’espérait Müller. En lui confiant
la tâche d’instruire Arturo, il mettait aussi en scène une
« biographie » allemande. Et le mécanisme fut le même
quand plus tard Marianne Hoppe reprit le rôle, elle qui avait
si bien connu la théâtralité du fascisme.
Entre le 17 mars et le 3 juin 1995, Müller, assisté par Stephan
Suschke, dirige 59 courtes répétitions, souvent moroses et
conflictuelles. Sa façon d’être avec les acteurs est déroutante,
son état de santé le rend irritable. Les anciens ont
toujours en mémoire le légendaire Arturo d’Ekkehard Schall.
Ils ne se montrent pas nécessairement beaux joueurs avec
Wuttke. Minetti est connu pour son manque d’humour et se
montre volontiers tyrannique mais Wuttke comprend comment
lui céder toute la place pour mieux gagner son propre rôle. Toutefois, le régisseur Werner Roloff note : « À la 15e répétition, je savais que ça allait réussir : nous regardions le discours de Ui au 7e tableau. Müller avait fait sortir tout le monde, sauf Suschke et moi, et Martin avait joué à peu près la moitié du discours. J’ai pensé, s’il parvient à cela, ce sera splendide. Alors j’ai écrit dans mon cahier : suis convaincu que ce sera un succès. »
La première du 3 juin 1995 est un succès sensationnel. Le 30 décembre, le Berliner Ensemble qui joue en alternance les nombreux
spectacles de son répertoire, improvise un changement de programme. La première prévue ce jour-là est repoussée
pour laisser place à Arturo Ui. Devant le rideau de fer baissé, Hermann Beyer, qui joue Roma, annonce la mort de Heiner
Müller.
Sur la scène du Théâtre de la Ville où l’Arturo Ui légendaire du Berliner Ensemble triompha le 7 juin 1960, Martin Wuttke le
24 septembre 2012, jouera la 388e représentation de cet autre Arturo Ui du Berliner Ensemble mis en scène par Heiner Müller,
avec désormais pour partenaire dans le rôle du vieil acteur Jürgen Holtz que les spectateurs du Festival d’Automne à Paris
et du Théâtre de la Ville ont découvert et applaudi dans le personnage de Peachum de L’Opéra de Quat’sous et de Schigolch
de Lulu.
Michel Bataillon
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