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Conversation chez les Stein sur monsieur de Goethe absent

mise en scène Yves Beaunesne

: Le prix de la discorde amoureuse

Peter Hacks, auteur dramatique allemand contemporain né en 1928 et décédé en août 2003, a travaillé longuement avec Bertolt Brecht. Il est l’auteur d’une quinzaine de pièces, dont le cristal rare qu’est Conversation chez les Stein sur Monsieur de Goethe absent, monologue pour une comédienne et un « empaillé ».
Le jeune Goethe connut quelques jours après qu’il se fut installé à Weimar en 1776 une dame de la cour, Charlotte von Stein, qui représentait l’éducation la plus raffinée, la décence dans la parole et le maintien… Elle fut choisie par le duc pour éduquer l’animal Goethe aux raffinements du monde. Dix ans plus tard, le poète s’enfuit secrètement, de nuit, pour l’Italie. Madame de Stein se retrouve face à sa marionnette de mari et lui ouvre son coeur.


L’auteur raconte la lente descente sur les rivages du fleuve amour d’une femme qui ne sait y nager. Charlotte de Stein, pour raconter son histoire avec Goethe, se retrouve emportée dans le labyrinthe d'une stratégie de l’aveu qu'elle ne contrôle plus. Cette « femme du monde », qui n’arrête pas de lancer des allumettes enflammées par-dessus un baril de poudre ouvert, tombe dans le vertige de la passion. Ce baril qu’est le monde quelque temps avant 1789, au bord du gouffre, au bout du rouleau et qui danse sur un volcan : une époque à la fois raffinée et monstrueuse dont les maîtres prennent des bains de lune - pas des bains de soleil. Ainsi, de vertige en vertige, Madame de Stein tombe dans l'illusion au même moment qu’elle nous fait entrer dans la désillusion. C’est dans l'incompréhension qu’elle peut trouver la compréhension de son propre désarroi.


C'est une pièce incroyable sur la difficulté d'aimer, sur la difficulté d'admettre qu'on aime, sans réclamer de preuves à l'autre. En face de cette femme amoureuse, un poète, un poète connu, une des figures majeures de la littérature allemande - un de ces météorites qui fait dire que si la vie était plus vivable, personne n’aurait jamais rien créé.
Ce récit est conçu comme une métaphore, c’est-à-dire une image libre, non contrôlée et non contrôlable, ainsi que l’est l’irruption d'une féminité autonome, sauvage, dans un monde où la féminité est définie par l'homme. Il faut trouver l'or, même dans la boue des personnages. Nous sommes ce que nous perdons.


Face aux sentiments, la raison ne peut plus grand chose, elle bat de l’aile. Les impasses psychologiques où se trouvent le personnage préfigurent l’effondrement de la dialectique du mal et du bien qui va se produire au XXe siècle. Le mécanisme mental de la transformation du mal en bien n’opère plus aussi clairement et, par suite, la philosophie du progrès qui en était solidaire se détraque à son tour. Il ne s'agit pas de morale mais de domination. Il y a là une rage fulgurante, un raz-de-marée dont personne ne sort intact. Un cynisme plus désespéré encore que celui des Liaisons dangereuses, dans la mesure où les personnages de Laclos peuvent se récupérer par la maîtrise d'une morale qu'ils sont en train d'inventer et que le personnage de Peter Hacks ne soupçonne même plus. L’auteur dit seulement qu'existe un point de clarté au-delà duquel on ne peut pas aller.


C'est une pièce de guerre qui s'attaque à la structure même de la société, qui prend plaisir à démonter la machine du monde. Peter Hacks interroge, et dérange, mais c'est sur le terrain de notre rapport à nous-mêmes, et pour toucher à ce que nous aimons considérer comme secret, inviolable. Il porte une inlassable, exténuante curiosité à la précarité de nos certitudes et aux raisons que nous nous donnons pour agir comme nous le faisons. Il révèle combien notre identité est, en fait, une construction infiniment contingente et précaire. La pièce s’adresse au quartier d’écorché qu’il y a dans toute orange humaine.
C’est un récit cinématographique : sur la pellicule, il y a du noir entre chaque photogramme ; sans le savoir, le spectateur est laissé libre de penser ou de rêver ce qu’il veut entre chacune des 24 images d’une seconde de film. En vidéo, il n’y a jamais de noir, nous sommes tenus par les yeux, c’est une lumière éternelle, terrible. Hacks, comme le cinéma, préfère le noir, L’obscurité est pour lui ce qu’est le blanc de la toile pour un peintre. Et il laisse au spectateur le soin d'inventer son propre dénouement. Il n'y aura pas de salut en trompe-l'oeil.


« Hommes et femmes sont les mêmes partout, note Simenon. À condition de gratter un peu la surface et de ne pas s’arrêter au pittoresque apparent ».

Yves Beaunesne

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