theatre-contemporain.net artcena.fr

Citizen Jobs


: Présentation

Il y a d’abord le désir de continuer avec Jos Houben, un compagnonnage commencé depuis plusieurs années, lors de nos excursions/incursions dans Walden de Henry-David Thoreau. Si un ouvrage doit avoir sa nécessité, un hasard est souvent l’élément déclencheur : cette fois-ci, une navigation sur Kosinki’s Channel, la chaîne YouTube de Chris Marker. Je tombais sur iDead, 2mn27s d’images consacrées à la mort de Steve Jobs. Défilaient, tournoyaient, sur une musique de Purcell, 128 unes de journaux du monde entier déplorant la disparition d’un «visionnaire», d’un «titan», d’un «génie qui a changé le monde» et d’un «révolutionnaire qui nous a fait penser différemment («think different»). J’avoue que jusque-là Steve Jobs ne faisait pas partie de ma «short list», de génies ou de grands révolutionnaires qui ont transformé le monde ou changé la vie. S’agissant d’informatique ou de pomme, j’aurais plutôt nominé Alan Turing, un spectre qui a longtemps hanté mon théâtre. À la surprise succède la curiosité. Car le citoyen Jobs demeure une énigme: comment un tel mythe a-t-il pu se construire; comment Jobs a-t-il lui-même construit son mythe ? Et qu’est-ce que nous raconte ce mythe, qu’est-ce qu’il raconte de nous ? Énigme aussi, celle de l’émergence d’une personnalité charismatique, capable, en l’occurrence, d’imposer aux autres et avec quel aplomb, son «champs de distorsion de la réalité». Pourtant s’intéresser au montage ou au démontage d’un tel mythe, à la résistible ascension du héros de la Silicon Valley, produit un effet boomerang ; c’est que nous ne sommes pas seulement (ou nécessairement) les consommateurs de ce mythe, mais aussi les consommateurs des produits qu’il nous vend, ces machines avec lesquelles nous n’entretenons pas un rapport simplement technique mais plutôt magique, non dénué de fétichisme. Derrière la success story du fondateur d’Apple, à l’heure, à l’ère de la révolution numérique, c’est bien de notre destin technique qu’il s’agit, et des chimères hommes-machines que nous sommes désormais. Re:Walden et Citizen Jobs pourraient alors apparaître comme les deux faces d’une même médaille consacrée à l’individualisme américain : le solitaire dans sa cabane du Massachusetts versus le hippie californien capitaine d’industrie. Le second ferait horreur à l’homme des bois qui nous a bien prévenus que nous sommes devenus «les outils de nos outils»; pourtant Jobs n’hésite pas à citer Thoreau et à en appeler à la foi en l’individu célébrée par l’inventeur de a désobéissance civile ! […] Re:Walden recourt massivement à la technologie numérique ; Citizen Jobs, paradoxalement quand on songe au père du Macintosh, s’impose une abstinence technologique et réduit le théâtre à sa plus simple et essentielle expression: un comédien seul sur scène. «Simplify, simplify», conseillait Thoreau. Ainsi Steve Jobs lance un défi au théâtre, d’abord parce que le théâtre s’intéresse aux mythes, mais il provoque aussi le comédien en tant que bête de scène. À ses «présentations» se pressaient une foule de fans, qu’il ne s’agissait pas seulement d’émouvoir: il fallait surtout leur vendre les produits Apple... À propos de produits, un dernier renversement en guise de pitch : est-ce que, mythe ou pas, Steve Jobs ne serait pas le meilleur produit d’Apple ?

Jean-François Peyret

mars 2014

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.