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Blow up !

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mise en scène Thierry Bedard

: Entretien avec Thierry Bedard à propos du cycle notoire/la menace

Entretien réalisé par Tünde Deak. Juin 2011

Depuis 1989, notoire travaille au rythme de cycles thématiques : vous avez interrogé notamment la violence sociétaire avec « Minima Moralia », la violence politique avec « Argument du Menteur », la question de la liberté dʼexpression avec « La Bibliothèque Censurée »… Vous engagez aujourdʼhui un nouveau cycle de recherche intitulé dʼune manière piquante, notoire la menace : quel est le cadre de recherche que vous vous fixez ?


Le cadre de recherche principal de ce cycle cʼest de traiter encore ... de la violence. Mais de la violence qui mène le monde, la violence permanente, quʼelle soit sociale, politique, économique, voire même liée aux catastrophes naturelles, ou aux menaces générales – climatiques, industrielles - de ces dernières années. Cʼest une question qui me passionne et me trouble profondément.


Jʼai travaillé sur les analyses de Françoise Héritier, ou elle précise que son propos « n'est ni sociologique - s'interroger sur les causes sociales, politiques et économiques de la violence -, ni philosophique - l'homme est-il naturellement violent ? -, ni politique - la violence peut-elle être juste ? -, mais anthropologique : qu'est-ce qui, dans l'organisation de l'être humain, psychique et sociale, peut être contrôlé, orienté par la règle, mais aussi peut être manipulé, ouvrant ainsi le champ aux différentes manifestations de la violence. »[1]


A partir de cette problématique, jʼai étudié un certain nombre dʼoeuvres actuelles qui creusent cette question - je précise, loin de tout discours « catastrophistes »[2]. Et en même temps, il sʼagit bien pour notoire de raconter des « histoires », pas de refaire des cours dʼanthropologie au théâtre, quoique que lʼon pourrait imaginer des théâtres plus en phase avec la recherche scientifique ...


Je dois dire aussi que ces dernières années, jʼai beaucoup traîné dans des endroits dʼune misère extrême, insupportable, et les histoires auxquelles jʼai été confronté ne mʼont plus quitté. notoire/la menace, cʼest une des portes dʼentrée pour analyser et comprendre ce monde de violence qui me hante.


Le cycle « de lʼétranger(s) » initié en 2005 pour interroger les écritures du monde sʼachève avec lʼouverture de ce nouveau cycle ; neuf spectacles pour décliner, entre autre, la question de la représentation que lʼon peut se faire de notre monde vu dʼailleurs. Quelle est la question que pose ce nouveau cycle ?


Le cycle de lʼétranger(s) nʼest pas terminé. Et dʼune certaine manière, il existe des liens très forts entre les deux cycles, en particulier avec tout ce qui touche à la géopolitique. Je raconte toujours les problèmes des inondations et de la montée des eaux à propos du Bangladesh[3]. On prévoit que des millions de gens vont devoir fuir ce pays dans les décennies qui viennent et quʼils ne pourront pas se réfugier en Inde, en Birmanie, voire en Chine, pour tout un tas de raisons politiques. Il est donc probable, et dʼici 2020, que des camps soient créés aux frontières, des camps à lʼéchelle ... de millions de gens. Ce qui risque de déclencher des conflits majeurs. Dans ce cas précis, jamais lʼInde ne tolérera sur son sol la population musulmane du Bangladesh, la guerre sera probablement meurtrière, et contre des civils innocents. Il y a dʼailleurs actuellement, un débat assez étonnant et risible : on a inventé le concept de « réfugiés climatiques », manière étrange de ne pas accepter de nouveaux « réfugiés politiques ». Certains pensent que ces nouvelles menaces peuvent faire exploser les Nations Unies ...


Il va bien falloir régler ce type de problème, et que « lʼhomme » pense le monde commun de lʼhomme. De lʼautre.


Nos sociétés occidentales, relativement protégées, oublient cet autre. Chacun refuse déjà de voir la personne qui crève dans la rue, alors évidemment, on ne va pas sʼoccuper du type en train de se noyer au Bangladesh ! Mais lʼon se doit pourtant, et très simplement, de penser, avant toutes choses, à lʼhomme. Non ?


La question de fond de notoire la menace : cʼest pourquoi on oublie de penser cet autre, qui pourtant fait partie intégrante de notre vie.


Quels sont les sujets de vous souhaitez aborder ?


La question de lʼexclusion, et évidemment ce qui fonde violences et exclusions : ce qui est donc lié aux « grandes » peurs de lʼhomme dʼune manière générale[4]. Et en particulier, cette chose incompréhensible : comment en arrive-t-on à exclure lʼautre qui est dans la misère ? Je reviens toujours sur des phénomènes qui me rendent complètement dingue.


Et sur des histoires simples : comment est-il possible que le cours du riz double au niveau mondial, et quʼà certains endroits dans le monde, dont un endroit que je connais bien maintenant, Madagascar, les gens ne mangent plus quʼun repas par jour ? Comment on arrive à ce que le mécanisme économique sur le cours du riz fasse crever de faim une population innombrable ? Quʼest-ce qui se passe dans le cerveau des gens qui maîtrisent lʼéconomie, qui maîtrisent les cours ? Comment peut-on même imaginer une seule seconde que ces choses soient possibles ?


Mais cet exemple ouvre un champ dʼanalyse de cette folie, de cet effroi, de ce tragique dʼune certaine manière – le « tragique grec » peut se vivre ailleurs que sur des plateaux de théâtre ! - ; ça nous donne aussi à voir lʼétat de nos sociétés, ou du moins lʼétat de pensée de nos sociétés vis à vis du drame.


Un des sujets de ce cycle, cʼest donc la question des slums (des bidonvilles, mais le terme français est étonnement « propre ») – quʼun milliard de gens vivent dans les slums, et que ça ne soit pas un problème pour nous, cʼest quand même inouï -, et la question des « déchets humains », comme le dit brutalement Zygmunt Bauman.


Je mʼinterroge aussi beaucoup sur le monde des réfugiés, qui est totalement insensé. Je pense à des analyses comme celle de Michel Agier, cet anthropologue qui « travaille » sur les camps et qui a publié un livre remarquable qui sʼappelle Gérer les indésirables[5] où il explique comment le rapport social se reconstruit dans les camps de réfugiés. Des camps fermés pour plusieurs années, souvent à lʼéchelle dʼune très grande ville, avec une « gouvernance humanitaire » dont on comprend avec effroi son ordre, sa justice, sa police ... organisée sur un modèle occidental de gestion de la crise. Ces « camps », que lʼon nʼose qualifier plus précisément ... sont des endroits totalement fous.


Et bien dʼautres sujets évidemment ... Un vrai désastre (rires).


Je me réfère à des constats « documentaires », mais ce qui mʼintéresse dans tout ça cʼest bien de « penser » ce monde. Jʼai été foudroyé, à fréquenter des slums, en particulier à Madagascar, et jʼai réellement eu besoin dʼaide pour penser et accepter ce monde, de lʼordre de lʼimpensé. Pour le comprendre jʼai cherché de lʼaide, auprès de scientifiques de très haut niveau, qui travaillent sur ce terrain de recherche-là, peut-être pour lutter contre ces mécanismes infernaux, et qui sont historiens, urbanistes, anthropologues, sociologues …


Ces histoires dont vous parlez sont donc des récits documentaires…


Des récits et des analyses. Ce que jʼai trouvé auprès de ces scientifiques, cʼest surtout quʼils observent une autre humanité. Dʼune certaine manière, il y a un monde où lʼon ne peut reconnaître lʼautre qui est en face. Il est déjà dans un ailleurs, dans un autre monde où les logiques ne sont pas les mêmes, pas seulement les manières de vivre, le corps même est touché très violemment. Il y a des slums où lʼespérance de vie est dʼune trentaine dʼannées. Un monde où lʼon sait que les gens qui sont là seront morts avant quʼon ait le temps de converser avec eux. Cʼest quand même assez hallucinant. Je pense à ça très souvent ... Quelquefois, je me dis que cʼest un monde de fiction.


Enfin, dire que cʼest un monde de fiction, ça peut paraître assez romantique. Mais dans le quartier dʼAntohomadinika à Tananarive cʼest peut-être un vrai monde de fiction : pour la petite histoire le personnage de Raharimanana qui sʼappelle Za[6] vient de ce quartier, à un moment du récit, il enjambe une sorte de barrage submergé de détritus, et ce barrage on peut le voir. Et cʼest, du moins pour moi qui ai fréquenté souvent cet endroit, un monde de fiction totale ...


Comment avez-vous choisi les textes sur ces sujets ?


Très peu dʼécrivains travaillent maintenant sur ces sujets, alors que lʼon peut lire Dickens, ou Kipling, qui emmenait ses lecteurs « au dernier cercle de lʼenfer », à Colootollah, « le plus vil de tous les cloaques ». Cette relative absence mʼétonne devant lʼampleur de la question, car une personne sur six dans le monde vit toujours dans un cloaque. Personne nʼa remarqué à quel point le roman de Raharimanana est un « essai » dʼune incroyable rareté ...


Mais là, je travaille essentiellement sur des textes scientifiques, et la plupart de ces auteurs écrivent magnifiquement bien. Je lis aussi des témoignages, mais avec une certaine méfiance.


Cʼest donc un cycle plus scientifique que les précédents, dans lesquels il sʼagissait plutôt de nouer un dialogue avec des écrivains…


Cʼest la première fois que notoire travaille sur des oeuvres strictement scientifiques, mais les auteurs qui réfléchissent sur ces questions ont une pensée très claire – cʼest certainement nécessaire au regard du problème -, et ils ont une relative urgence à le partager.


Zygmunt Bauman, qui à la fin de son adolescence a combattu les nazis en Pologne, continue à 85 ans de combattre ... la bêtise. Il y a une urgence à dire ces choses. Une urgence à discuter de ce dont on ne veut pas discuter dans notre monde pourtant si intelligent et si bavard. Une sorte dʼurgence à fuir la futilité.


Ces scientifiques cherchent aussi les endroits possibles de solidarité. Ces oeuvres, celle de Zigmunt Bauman, celle de Mike Davis, sont extrêmement politiques, au sens le plus noble du terme.


Et Mike Davis est un activiste, réellement.


notoire la menace est donc un cycle activiste ?


Pourquoi pas ! (rires)


Ce dont je suis certain cʼest que, au delà de la violence des sujets, je vais construire un théâtre chargé dʼémotions, parce que cʼest de lʼespoir de la vie dont on parle. Et il y a une ironie frappante et foudroyante dans ces sujets. Dʼune certaine manière, parler des « déchets humains » dans une société qui semble avoir des difficultés avec ses propres déchets dʼusage, cʼest assez drôle. Et je précise que je nʼai pas du tout un humour morbide !


Je crois quʼon ne peut faire du théâtre sur des questions aussi dures que si on arrive à trouver une théâtralité qui déborde de vie. Et étonnement ces sujets-là me donnent beaucoup de force, je suis dans des questionnements difficiles, mais cʼest vraiment plein de vie.


Un jour, jʼai rencontré à Tananarive une jeune femme, Hanitra, qui était effarée que des gens soient morts de froid au ... bois de Vincennes. Je ne sais pas comment, dans son bidonville, elle avait eu connaissance de lʼinformation. Elle se rappelait même du nom de la dernière victime. Et elle trouvait complètement fou que lʼon puisse en France mourir seul. Cʼétait insensé dʼentendre ça de la part dʼune jeune femme qui nʼarrivait pas à nourrir ses trois enfants, mais qui nʼaurait pas laissé mourir seul son voisin. Et inouï pour moi ... qui vit tout près de ce bois parisien. La vie ...


Ce que dit Bauman cʼest quʼil faut trouver de nouveaux outils cognitifs pour arriver à comprendre lʼétat du monde actuel. Moi mon outil dans ce cas précis cʼest un vieil outil un peu usé. Mais mon expérience mʼincite à lui faire confiance. Je reste persuadé que le théâtre est un outil magnifique pour penser le monde, le pouvoir, etc. Et moi, en tout les cas, cʼest à cet endroit-là que jʼai nécessité de faire. Les questions de notoire la menace me taraudent depuis un long moment. Cʼest une vraie nécessité artistique, donc il faudra bien que jʼen trouve les formes. Je sais que je vais revenir à des formes aussi plus performatives.


La Biennale de Venise vient de se terminer. Tous les critiques sʼaccordent à dire que cette biennale-là est très étonnante parce que la plupart des artistes ne traitent que de guerre, peur, exclusion, que de questions très violentes. Le fait quʼil y ait une communauté de plasticiens au niveau international qui sans le savoir se tournent ensemble vers ce type de problèmes, cʼest vraiment étonnant. Et salutaire. Je me sens proche de ces artistes.


Pour finir, notoire la menace comporte un volet qui sʼintitule « Exercices et menaces ». Quelle est la spécificité de ces formes ?


Ce cycle comporte effectivement déjà plusieurs volets : des spectacles édifiants comme Planet of Slums et Slums !, un nouveau spectacle dʼintervention pour les enfants – les pauvres ! -, mais aussi quelques « exercices » pour se secouer la tête dans la surprenante série des Exercices et menaces[7] : cʼest un ensemble de textes scientifiques, actuels, critiques, et importants : car de même quʼon est confronté au vieillissement de la population, en France, on est affligé du vieillissement de la pensée, alors notoire, association dʼutilité publique, propose des exercices très intellectuels[8], mais que tout le monde peut suivre ...

Notes

[1] Françoise Héritier, Les fondements de la violence / Analyse anthropologique, 2003.

[2] Voir Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, de Reisel et Semprun, aux Editions de lʼEncyclopédie des Nuisances. Critique définitive et radicale. En particulier sur les « écoles du catastrophisme », à hurler de rire si ce nʼétait si grave.

[3] En 1998, suite aux inondations, 65% du pays était sous lʼeau, et 30 millions de personnes sans abris.

[4] On peut lire à ce sujet le « catalogue des peurs postmodernes », ludique et essentiel, de Zygmunt Bauman dans La Vie en miettes

[5] Gérer les indésirables / Flammarion, collection Bibliothèque des savoirs est une étude scientifique sur les camps actuels

[6] Le dossier du spectacle est en ligne sur www.notoire.fr, avec une présentation de lʼauteur et du roman.

[7] Le mot exercice ne doit pas faire oublier que lʼon sʼexerce toujours en vue dʼun danger réel afin dʼempêcher que le pire survienne ...

[8] Le premier « exercice », Les guêpes du Panamà, est « un reportage sur un champ de bataille … et une aventure intellectuelle vécue par un groupe de chercheurs de la Zoological Society de Londres, suite à leur étude au Panamà sur la vie sociale des guêpes ... »

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