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Atteintes à sa vie

+ d'infos sur le texte de Martin Crimp traduit par Christophe Pellet
mise en scène Joël Jouanneau

: Entretien

Entretien avec Joël Jouanneau


On connait votre intérêt constant pour les écritures contemporaines (Jelinek, Lagarce, Rebotier… mais aussi Cormac McCarty, Onetti, Faulkner…). Dans ce registre quelle place a l’auteur de La Campagne ? Qu’est-ce qui vous intéresse, qui fait écho chez vous dans son écriture « cisaillée » et abrupte, sa cruauté, son humour dévastateur, ses ruptures de ton, sa mise en scène violente de notre contemporain ? C’est quelqu’un que vous fréquentez depuis longtemps ? Comment le situez-vous au regard des différents auteurs contemporains que vous avez fréquentés ?


Je suis d’abord un lecteur. Un lecteur qui met en scène de l’écriture. Et passionné par les auteurs qui sont des musiciens de la langue, et qui, par ailleurs, interrogent le théâtre dans le même temps où ils l’écrivent, nous invitant à abandonner certains de nos repères et à explorer des territoires inconnus. Quand bien même Beckett est imprégné de Sophocle et de Shakespeare, il réinvente une scène. Bernhard aussi, imprégné lui de Beckett, mais délimitant un espace théâtral qui lui est personnel. C’est assurément le cas de cette pièce de Crimp. Cet auteur a une connaissance intime du théâtre et de l’acteur, mais sa structure, tant musicale que scénique, je ne l’avais jamais rencontrée. On est là devant une proposition radicale qui permet à la fois un renouvellement de l’écriture théâtrale (ce qui n’est pas le cas de toutes ses pièces), et une lecture du monde dans ce qu’il a de plus actuel et brûlant.


Je ne le fréquente que depuis peu, depuis octobre 2002. J’enseignais alors au conservatoire supérieur d’art dramatique de Paris, et avec mes élèves nous avons lu plusieurs textes inédits, de Emmanuel Darley à François bon. Je leur ai demandé de choisir ce sur quoi ils désiraient travailler. Ce fût Crimp. On peut comprendre leur choix : une lisibilité première, le sentiment d’être au cœur de notre monde, nombre de clins d’œil au cinéma, aux arts visuels etc., mais c’était aussi un choix courageux de leur part, car le texte fait éclater la notion de personnage, et il n’est pas affirmatif : l’énigme de notre monde reste sans réponse. Je crois qu’il est une planète solitaire. Et surtout très libre. Tout est toujours ouvert avec lui.


L’intitulé de la pièce «… 17 scénarii pour le théâtre » met immédiatement la forme en question, tout du moins en avant, avec ce que cela suppose d’antagonismes peut – être de stratagèmes, en tout cas d’interrogations sur la manière, le rythme, l’instant, le changement de plans et de séquences. Comment sont organisés les dix-sept scénarii qui composent la pièce ? Comme des plans-séquences ? avec fondus enchaînés, cut au noir ? voix off ? mouvement d’appareils, travelling avant, flash-back ? Bref, comment allez vous concilier les exigences du direct et de l’instant constitutives du théâtre avec cette idée cinématographique que sous-tend le titre ? Comment les deux formes vont-elles se nourrir l’une l’autre, de manière harmonieuse ou bien par des ruptures, des fractures ? Dans les deux cas comment seront-elles outillées ? d’autant plus que la palette des genres abordés (polar, burlesque, SF, comédie musicale…) est très large !


C’est tout l’enjeu du travail. Crimp part d’un prénom, Anne. De sa disparition, de messages effacés sur un portable et il tente de trouver la vérité du personnage disparu. Acteurs et spectateurs enquêtent. En vain. Après les dix-sept tableaux du texte qui constituent un impossible puzzle, le spectateur n’en saura pas plus. Imaginez un portrait-robot sans nez. Il est des millions de nez possibles. Et donc autant de visages. Mais si l’œuvre débouche sur le vide de la réponse, elle n’est pas pour autant vide de sens, et à l’issue de cette enquête qui peut donner le vertige on aura mesuré les contractions et contradictions de notre monde globalisé, et ses effets, ses atteintes sur l’identité. L’auteur exprime le souhait que les 17 séquences aient leur autonomie. Ce n’est pas l’indépendance l’autonomie, un fil doit relier l’ensemble. Surtout si l’on souhaite que pour le spectateur cela travaille comme un polar métaphysique sur l’époque. Avec Jacques Gabel, le décorateur nous avons cherché une scénographie ouverte, qui permette que se croisent la danse, la vidéo, le chant, mais ces arts-là devront toujours être au service du texte et de l’acteur, alors que souvent dans ces expériences le texte devient prétexte. Une scénographie qui ouvre l’imaginaire du spectateur plutôt que de le fermer. J’ajoute que le fil qui reliera les 17 séquences sera celui qui, pour moi, relie deux films-clés : Le Mépris de Jean-Luc Godard et Mulholland drive, de David Lynch. Je ne peux en dire plus, tous deux se terminent par le même mot : « Silenzio. »


Dans vos notes de travail vous signalez « cette pièce peut se jouer à trois, sept, dix ou quinze personnes. Ici à Nantes, ils seront neuf et il leur sera beaucoup demandé ». On décèle derrière la proposition une vraie liberté et une exigence tout aussi grande. Vous travaillez principalement avec des jeunes acteurs. Ils ont l’âge des rôles ? Que leur demandez-vous exactement ? Un jeu transformiste, une succession de personnages ? Et de manière plus générale comment travaillez-vous avec les comédiens ? À quoi ressemble la « méthode » Jouanneau ? Un travail d’ascèse ? ou l’inverse ?


Cette pièce je devais la mettre en scène voici un an dans un grand théâtre parisien, mais il m’a alors été demandé de réunir des noms. J’ai refusé non par principe mais car cela allait contre le texte de la pièce lui-même. Crimp, en exergue de sa pièce, souhaite qu’elle soit jouée par une troupe représentative de la planète et allant au-delà du théâtre. L’utopie de cette troupe, nous ne pouvons que l’approcher bien sûr. Ils seront donc neuf et oui, il leur sera beaucoup demandé. Entendons par là que je les voudrais co-locataires de la planète Crimp. Ils vont disposer d’un espace libre mais rien de plus difficile que la liberté. Ils vont devoir inventer, passer du chant au jeu, de la danse au texte, du burlesque au drame, c’est un travail de rupture complexe, et dans le même temps, il faut préserver la nécessaire épure qui seule dans le vacarme permet de se faire entendre.


Ma méthode serait de n’en pas avoir. Une peur me hante : celle de produire mon propre académisme. Ce sont les textes et les acteurs qui me permettent de me renouveler. Et je change de méthode avec chaque texte, comme si la méthode de travail était enfouie à l’intérieur du texte, imposée par lui. Ainsi, lorsque j’ai créé Le Rayon vert, d’après le film de Rohmer, cela avait du bon, on s’imposait une heure au bord du lac à Lausanne avant de commencer les répétitions. Avec Lagarce, les filles de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, on marchait la nuit dans la campagne en se disant le texte comme à la sortie d’un bal de village, on travaillait dans les Vosges. Là ce sera différent, j’ai prévu que tout soit toujours filmé, comme si on répétait avec des caméras de vidéo-surveillance, car c’est aussi de ça dont ça parle, ce texte.


Propos recueillis par Yves Aumont
pour la Maison de la Culture de Loire-Atlantique
à l’occasion de la création d’Atteintes à sa vie- Octobre 2006

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