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ANR - Rencontres recherche et création
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ANR - Rencontres recherche et création

Agence nationale de la recherche

Type de structure : Institution

Pouvoir, morale et séduction

Jeudi 9 juillet 2015 | 10h00 - 13h00

L’observation ethnographique des règles qui régissent les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et entre les groupes sociaux d’une royauté de l’ile de Madagascar ou encore la transformation historique de l’expression de la virilité éclairent la manière dont le pouvoir se constitue et se représente. La psychologie expérimentale et sociale permet d’étudier comment l’émotion observée chez les autres peut influer sur le jugement que l’on porte sur eux ou susciter de l’empathie. Autant de points de vue à confronter aux histoires de Shakespeare, à sa vision du pouvoir et de la puissance, de la folie et de la raison, de la sauvagerie et de la cour.

  • Avec la participation de : Olivier Py, auteur et metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon et de Thomas Ostermeier, metteur en scène, Laurent Berger, anthropologue, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 7130 EHESS CNRS Collège de France, Georges Vigarello, historien, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Yan Brailowsky, maître de conférences en histoire et littérature des XVIe – XVIIe siècles, Université de Paris – Ouest Nanterre la Défense, Benoit Monin, professeur de psychologie, Université de Stanford

Descriptifs des interventions

Politique du sexe et économie morale des sentiments au sein d’une royauté sacrée malgache

  • Laurent Berger, anthropologue, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 7130 EHESS-CNRS-Collège de France

Dans une royauté sacrée du nord de Madagascar, les rapports sexuels avec compensation sont la norme des relations de séduction entre hommes et femmes. Les conduites sexuelles féminines y constituent un enjeu politique majeur dans la mesure où la hiérarchie statutaire des groupes de descendance et les rapports de force respectifs entre ces groupes sont régulièrement recomposés, renforcés ou remis en cause par les choix d’amant, de conjoint et de lieu de résidence et d’éducation de la progéniture pris par les femmes au gré des compensations anticipées et de la politique du sexe élaborée entre elles. Ces conduites sont notamment intériorisées à l’adolescence sous la pression conjuguée des parentes plus âgées et des groupes de pairs, contre la volonté initiale des jeunes femmes soumises à leurs premiers émois sexuels et élans amoureux. Ces normes constituent la réalisation typiquement féminine d’une forme de gouvernement de soi participant de l’assujettissement politique des femmes, sur la base de leur liberté sexuelle, à des liens d’ancestralité (karazaña) et de parentalité (havaña) à l’origine de la (dis)continuité et de la (dé)croissance des groupes de descendance résidentiels (firazañana) formant l’ossature de cette royauté sacrée. Ces rapports sexuels avec compensation exigent des femmes une haute intelligence relationnelle tactique et stratégique, de contrôler leurs désirs et de masquer leurs émotions, pour mieux consumer leurs partenaires sexuels au service de leurs propres groupes ancestraux et ainsi se construire un statut social enviable dans un univers où elles sont exclues du pouvoir religieux et politique. Leur participation éventuelle aux cultes de possession par les ancêtres (tromba) est un moyen pour celles qui ne sont pas parvenues à acquérir ce gouvernement de soi et cette capacité à gérer les rapports sexuels et amoureux aux hommes sur un mode plus conforme à cette culture politique de l’influence, dans laquelle l’état de transe est assimilé à la passion amoureuse.

Inventer une virilité moderne : quelques exemples shakespeariens

  • Georges Vigarello, historien, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

L’inflexion du repère viril est claire dans la culture moderne : la force se fait délicatesse, l’ardeur se fait précaution. L’ « honnête homme », nouvellement défini par les premiers textes de cour, - comme par exemple, «Le livre du Courtisan» de Balthazar Castiglione, paru en 1528 -, serait un homme de « contrôle » avant d’être un homme d’effervescence, de profusion. Le viril ne serait plus une vigueur d’emblée affirmée, mais bien une prudence adoucie sinon réfléchie. Le théâtre shakespearien confirme le nouveau modèle tout en le complexifiant. Trois caractéristiques dominent ici dans la référence à la virilité. La stigmatisation de Falstaff illustre le triomphe du léger sur le prestige traditionnel du lourd. La référence répétée à l’étiquette ou à la politesse illustre la faveur donnée au contrôle, à la retenue. Mais une fureur souvent explosive laisse entendre que la puissance ne peut être encore envisagée sans la référence à la force physique sinon à l’emportement armé.

Ces monstres qui rient : inadéquation émotionnelle et répulsion morale

  • Benoit Monin, professeur de psychologie, Université de Stanford

Qu’y a-t-il dans les personnages de Meursault de l’Étranger, du Joker de Batman ou de Richard III qui nous glace le sang et nous suggère qu’ils sont fondamentalement inhumains, voire monstrueux ? Sur scène comme dans la vie de tous les jours, les réactions émotionnelles des autres influencent la façon dont ils nous attirent, nous repoussent et dont nous pensons partager leurs valeurs morales. L’inadéquation entre les attentes émotionnelles face à une situation et la réaction observée suscite des impressions très fortes. L’absence de larmes de Meursault aux funérailles de sa mère et le sourire de Richard devant la dépouille du Roi sont perçus comme deux cas d’inadéquation émotionnelle, le “monstre froid” et le “pervers.” La psychologie sociale permet d’étudier les réactions à l’inadéquation émotionnelle, par exemple, en présentant à des participants des vidéos d’individus qui semblent réagir à des images positives, neutres ou négatives avec des émotions adéquates, absentes ou inadéquates. Ces expériences montrent que l’absence d’émotions (du “monstre froid”) est acceptée pour les stimuli négatifs plus qu’elle ne l’est pour les stimuli positifs ; à l’inverse, la réaction inadéquate (du “pervers”) suscite un rejet bien plus intense pour les stimuli négatifs (un sourire devant un cadavre) que pour les stimuli positifs (un rictus devant un bébé souriant). Cette intolérance de l’inadéquation émotionnelle est d’autant plus profonde quand le contexte a un contenu moral. Mis face à ces situations expérimentales, les participants pensent pouvoir déduire de ces simples réactions émotionnelles les valeurs des individus qu’ils observent. Par ailleurs, plus les participants sont attachés à une valeur particulière (justice, compassion, loyauté, hiérarchie ou pureté), moins ils tolèrent une réaction inadéquate quand cette valeur est bafouée. Ces recherches démontrent l’importance de l’émotion des autres dans les jugements moraux et suggèrent que l’exploration du registre de l’inadéquation émotionnelle offre beaucoup de ressources pour comprendre les formes de communication.

Le sauvage et le courtisan

  • Yan Brailowsky, maître de conférences histoire et littérature des XVIe-XVIIe siècles, Université de Paris-Ouest Nanterre le Défense

De Montaigne à Rousseau, écrivains et philosophes ont opposé le courtisan et le sauvage pour encourager leurs lecteurs à questionner l’ordre du monde. Dans les tragédies élisabéthaines, les deux figures se télescopent : le sauvage et le courtisan ne font plus qu’un. Le courtisan est un sauvage. Ainsi, dans Richard III, Le roi Lear ou encore Macbeth de Shakespeare, le monde de la cour ne fait qu’amplifier la bestialité qui sommeille en chacun de nous. Les dramaturges nous invitent ainsi à nous interroger sur ce qui fait l’humain dans un monde à peine civilisé, voire « toujours-barbare  ». Ici, le monde de la cour n’est pas seulement celui des luttes de pouvoir ou des dilemmes, comme dans les tragédies de l’âge classique, il est aussi une chambre de résonance où l’on entend les dangers qui guettaient les Anglais à chaque instant : la peste, la misère, ou encore les envahisseurs (écossais, hollandais, espagnols, français, ou les alliés de jadis). Ce modèle agonistique évolue au tournant du XVIIe siècle à la faveur du développement des théâtres « privés ». Des pièces comme Le conte d’hiver, La Tempête ou Cymbeline témoignent ainsi d’un changement esthétique où l’espace scénique est domestiqué et l’homme sauvage enchaîné, puis exhibé (on pense à Caliban). Alors que les premières pièces élisabéthaines étaient jouées dans des espaces ouverts et circulaires qui accueillaient aussi des combats d’ours, de chiens et de coqs, c’est-à-dire des bêtes sauvages, la production de l’époque Stuart se déporte progressivement vers les divertissements de cour dans des lieux clos où une perspective à l’italienne annonce la confiscation du spectacle populaire au profit d’une élite — un phénomène qui aboutira à la négation même du théâtre avec la fermeture des salles en 1642. Pour que ce théâtre (re)vive, le courtisan doit accepter de se frotter au sauvage.


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