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V.

+ d'infos sur le texte de Tony Harrison traduit par Jacques Darras
mise en scène Claude Guerre

: « La violence lucide de Tony Harrison »

Ni compromis, ni compromission chez Tony Harrison. Cet homme du nord de l’Angleterre, né à Leeds en 1937, porte la marque de ses origines ouvrières. Très proche de l’aile radicale du Parti Travailliste, il ne se reconnaît évidemment pas dans la politique menée par le gouvernement actuel qu’il voit comme une trahison des idéaux professés. Comme aucune autre nation européenne, l’Angleterre demeure le produit d’une histoire industrielle et sociale datant de l’époque victorienne, où les antagonismes se sont une fois pour toutes dessinés et durcis. Cette hiérarchisation historique s’étant doublée d’une division géographique entre un sud plus agricole et marchand et un nord marqué par les industries du premier âge, charbon, filatures et aciéries, le divorce entre les deux Angleterres s’est accentué jusqu’à atteindre un point de non réconciliation. L’originalité de Tony Harrison, venu au monde au lieu même de cette faille, est d’en avoir pris une conscience aiguë. L’homme de théâtre, journaliste et cinéaste qu’il est complémentairement à son activité de poète tire matière de cet état. A quoi l’on ajoutera qu’ayant reçu une formation universitaire de tout premier plan d’helléniste, Tony Harrison a acquis une connaissance du grec classique qui l’a amené à s’inspirer du théâtre d’Eschyle et de Sophocle pour sa propre oeuvre théâtrale aussi bien qu’à les traduire. Il a ainsi réalisé une version complète de l’Orestie d’Eschyle mise en scène en 1982 par le National Theatre à Londres et son travail l’a maintes fois conduit en Grèce, à Delphes en particulier où ses propres pièces ont été jouées. Poète dramatique éminent Tony Harrison a transféré sa maîtrise de l’art scénique à son oeuvre poétique proprement dite. Son sens de le progression, de la péripétie, du renversement et de la reconnaissance font merveille dans ce long poème intitulé V., première lettre du mot « Victoire » que Winston Churchill rendit célèbre pendant la Seconde Guerre mondiale en la dessinant avec l’index et le majeur tenus écartés. Dans V., Tony Harrison réussit un véritable tour de force. Sans affaiblir une seconde la puissance critique de sa provocation, il parvient à placer son poème dans la continuité de la tradition poétique anglaise. Méditer dans un cimetière, les poètes le font en Angleterre depuis Shakespeare, ses sonnets funèbres ou sa fameuse scène de l’enterrement d’Ophélie dans Hamlet. Plus spectaculairement encore, l’élégie composée par Thomas Gray en 1751, « Elégie écrite dans un cimetière de campagne » (« Elegy Written in a Country Churchyard ») bientôt suivie par la ballade lyrique de William Wordsworth en 1798, « Nous sommes Sept » (« We Are Seven ») ont légitimé le genre. En réfléchissant dans le cimetière de Leeds, au bord de la tombe de ses parents, à la dégradation du monde ouvrier et ses valeurs, dont il fut le meilleur produit, Tony Harrison donne à la poésie ce rôle politique qu’elle retrouve instinctivement dans les circonstances extrêmes et qu’à d’autres moments plus calmes, les poètes feignent paresseusement d’oublier pour se bercer de poésie « pure ». L’humour si particulier de l’exercice tenté par Tony Harrison est de faire tenir les « gros mots » ineptes (four-letter words) qui sortent de la bouche du jeune punk illettré dans le cadre de l’alexandrin le plus distingué. Harrison utilise en effet le quatrain dont se servit Gray en son temps. On imagine mal pareille tentative dans la poésie française contemporaine, ce qui revient à dire que les deux traditions poétiques se sont éloignées à des années lumière l’une de l’autre. On comprendra aisément que la traduction proposée ici ne pouvait être qu’une esquisse. La grossièreté de langage, si étrangère à la poésie française marquée dans son ensemble par une chaste courtoisie, déflagre encore plus sous la contrainte de l’alexandrin, extrait de son fourreau mité pour l’occasion. Avouons qu’il y a du plaisir facétieux à mouliner avec l’arme dans toutes les directions.


Jacques Darras
Introduction à V. in revue In’Hui, numéro 60-61 « La rose au risque du chardon » - anthologie de poèmes anglais et écossais contemporains. Editions Le Cri, Bruxelles, 2003

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