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: 3. Enfance (s).

C’est aussi d’un secret, celui de l’enfance que me vient le désir de cet « entretien » avec Daney. Il y a cette phrase qu’il dit, citant sa mère : « Oh ! on fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma ».
Ma grand-mère prononçait la phrase aussi simplement et sans doute (j’imagine), avec la même légèreté, la même insouciance, comme s’il s’agissait d’aller faire un tour. On ne prémédite pas ce genre de chose, à peine la décide-t-on, on y va, c’est tout. Cette phrase scelle pour moi une commune appartenance à une certaine histoire de la culture et à une certaine géographie : celle du cinéma de quartier (le cinéma du bout de la rue) et du « parfum de la salle noire ». La salle comme un abri, un repli, un recours, comme une forêt.


Sur le plateau, un écran et la « présence » d’un seul film, comme s’il contenait en lui-même TOUT le cinéma. Un seul film comme l’écho d’un dialogue secret. Rio Bravo d’Howard Hawks.


« Oh ! on fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma.» C’est la formule d’un conte, l’injonction magique qui fait naître le désir de l’enfant et son attente. Au nombre des films qui ont regardé mon enfance, il n’y a aucun « chef-d’oeuvre ». Il y a d’abord le bonheur promis par un titre à demi compris et quelques images à l’entrée du cinéma « L’Univers », rue d’Alésia.
Le visage d’un Indien. Mais l’Indien ressemble trop à un Indien pour être un vrai Indien. Pas grave. Le film s’appelle Winnetou ou bien Le Trésor des montagnes bleues. Une série de westerns, avec toujours le même Indien. Ma grand-mère et moi nous fichons de savoir qu’en fait, l’Indien est un acteur français. Il s’appelle Pierre Brice. Le réalisateur est allemand et les extérieurs ont été tournés en Croatie dans les années soixante. Qu’importe, il y a cet Indien, des montagnes, de l’eau et quelques hommes blancs pas fréquentables. Qu’importe, puisque c’est le cinéma vécu avant tout comme la promesse d’un monde.
Et c’est dans la salle noire (cette autre géographie), que la vie s’écoule en cachette, en secret. Ce temps suspendu entre le passé et le futur. Ce temps présent que je vivais comme une sorte d’absolu. Combien de fois, le mot « fin » m’a ainsi saisi dans le maelström de la sensation présente c’est-à-dire dans la sensation exacte de l’instant qui vient juste de s’écouler ; sentant déjà passer sur moi l’aile du « cela aura été ».


« Oh! on fait pas… » Cette phrase recèle pour moi un autre secret bien gardé, celui-là ; celui de mon autre grand-mère, de sa disparition violente (une histoire de la fin de la guerre) qui dessine les contours d’un manque, d’une absence brutale et d’une colère non dite, pour ma mère. Et qui m’étant transmis, devient en moi l’écho d’une mélancolie, d’un adieu infini. Et je crois que certains films ont vu cela.
C’est à une mémoire intime que cette phrase me renvoie, comme un écho à ma propre enfance. Un passé qui se re-compose, se réécrit, à travers la parole de Daney. Une histoire qui se transmet à nouveau et dont on a hérité sans le savoir.
Mais la transmission ne passe jamais par la langue du pouvoir. Elle est la trace en nous de ce dont nous ne pouvons témoigner mais dont nous avons le secret et que nos actes de parole ne cessent pourtant de restituer, par devers nous.
C’est peut-être ainsi que se fonde notre rapport à l’art, à une forme d’expérience inaliénable.


Post-scriptum : un Rêve. « Passeur, je suis resté au milieu du gué, en attendant que d’une rive ou de l’autre quelqu’un m’appelle ou me tende la main, et comme ça n’arrivait jamais, je me suis mis à donner de la voix et à faire passer de petits messages oraux ou écrits, pour donner des nouvelles d’une rive à l’autre sans appartenir moi-même à l’une de ces rives. Ni celle des gens normaux qui consomment les films, ni celle de ceux qui « font », les artistes (…) ». (SERGE DANEY, IN PERSÉVÉRANCE)

Nicolas Bouchaud

décembre 2009

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